Petites réflexions éparses sur la découverte de l’Amérique par les Scandinaves

par Robert STEUCKERS

En me demandant d’écrire un petit article sur la découverte de l’Amérique par les Scandinaves, Bernard Leveaux, sans aucune intention maligne, ouvre, une fois de plus, ma secrète boîte de souvenirs d’adolescent. C’est une fois de plus parce que l’article qu’Yves Debay a écrit récemment dans les colonnes de ce bulletin, avait déjà ravivé quelques bons et solides souvenirs car ce sacré Yves Debay était un camarade d’école, forcément inoubliable vu sa personnalité, et un compagnon de voyage en Grèce en 1973. Enfin, parce que le thème que Bernard Leveaux me demande d’aborder me ramène en fait à la même année: The Vinland Saga – The Norse Discovery of America est le tout premier livre sérieux, le tout premier classique, que j’ai acheté en anglais, sans vraiment connaître encore tous les secrets de la langue de Shakespeare. Généralement, en anglais, j’achetais en temps-là des livres ou des revues sur les maquettes d’avions ou de chars, comportant profils ou guides de peinture. A cette époque, j’avais la même habitude que le Professeur Piet Tommissen, dont on vient de déplorer la disparition à Bruxelles en août 2011, celle d’inscrire la date d’achat de chaque livre sur un coin de la première page. C’est donc avec émotion que j’ai repris entre mes mains de quinquagénaire ce premier bon livre anglais de ma bibliothèque et que j’ai retrouvé la mention « 20 Jan. 1973 ».

Ce petit livre de la collection « Penguin Classics », à dos noir, voulait compléter l’exposé, fait un an auparavant, d’un camarade de classe, Eric Volant, passionné par la saga des Vikings. Si Debay a connu une brillante carrière de soldat puis de journaliste militaire à « Raids » ou à « Assaut », Eric Volant, lui, a connu un destin tragique et n’a vécu que vingt ans: ce garçon, au sourire toujours doux et franc, les joues constellées de taches de rousseur, désirait ardemment devenir historien. Et se préparait à un tel avenir. Mais rapidement, le couperet est tombé: son paternel refusait de lui financer des études. A 18 ans, au boulot! Et hors de la maison ! Eric est devenu sombre: son éternel sourire s’est effacé. Son ressort intérieur était brisé. Du jour au lendemain, il est devenu communiste! Nous ne pensions pas que le père allait mettre son projet à exécution et flanquer son aîné à la porte du foyer parental au lendemain même de la proclamation de fin de secondaires. Mais, hélas, il l’a bel et bien fait et Eric est venu sonner chez moi début juillet: il avait trouvé un cagibi absolument sordide, au fond d’une cours, où habiter. Il n’avait pas de meubles, juste un sac avec ses hardes et quelques livres: mon père, bouleversé, lui a aussitôt donné une table, une bibliothèque, deux chaises et quelques autres babioles, que nous avons amenées aussitôt dans la triste annexe qui devait lui servir de logis. On l’a ensuite vu errer dans les rues, de plus en plus sombre et rancuneux. Et, deux ou trois ans plus tard, nous avons appris sa mort tragique : il s’était porté volontaire pour servir de passeur à l’ETA basque, que les Républicains espagnols, fort nombreux dans son quartier et quasi les seuls militants communistes dans le Bruxelles du début des années 70, estimaient être la seule force politique capable de ramener une mouture modernisée du « Frente Popular » au pouvoir dans les premières années du post-franquisme. Eric a été descendu par des tireurs embusqués, au moment où il franchissait un ruisseau dans les Pyrénées. On a retrouvé son corps quelques jours plus tard. Il a été enterré à la sauvette, paraît-il, dans un petit village basque. Personne n’a voulu rapatrier le corps. Nous avions perdu un garçon qui avait été un très bon camarade. Il avait marché jusqu’au bout de la passion qu’avait généré son immense déception.

Voilà, je viens de payer mes dettes à mon passé, à ceux qui ont disparu.

Revenons au thème du modeste exposé scolaire d’Eric Volant, c’est-à-dire à la conquête de l’Atlantique Nord par les Scandinaves. Aujourd’hui, on devine qu’ils ne furent pas les premiers Européens à avoir abordé le continent de l’hémisphère occidentale. Déjà Louis Kervran, dans son « Brandan, le grand navigateur celte du VI° siècle » (Laffont, 1977), posait la thèse que les Scandinaves, lancés à l’aventure sur les flots glacés de l’Atlantique Nord et tous probablement proscrits ou en fuite, ont suivi des routes maritimes découvertes antérieurement par des ermites irlandais ou bretons, qui s’en allaient méditer aux Orcades, aux Féroé, en Islande et, pourquoi pas, plus loin, au Labrador, ou sur les terres que les Vikings nommeront « Helluland », « Markland » ou « Vinland ». On retrouve leur nom sur une carte des « terres hyperboréennes », dressée vers 1590 par un géographe, Sigurdur Stefansson. Louis Kervran rappelait fort opportunément que les peuples de la façade atlantique des Gaules et de la « Britannia » romaine possédaient une solide tradition maritime et que les multiples récits des voyages de Saint Brandan ont constitué une thématique littéraire très répandue et très appréciée tout au long du moyen âge européen. Kervran conclut que Brandan a très problablement suivi un itinéraire de Saint Malo ou de l’Irlande vers les Orcades et les Féroé, l’Islande, les côtes canadiennes pour aboutir probablement aux Antilles: certains textes de la matière « Brandan » décrivent des îles luxuriantes et des animaux exotiques. La légende rappelle, très précisément, que Brandan est parti avec douze compagnons pour entreprendre un voyage de neuf ans sur l’Atlantique. Par ailleurs les pêcheurs de morue poussaient très vraisemblablement jusqu’au large du Labrador, qu’ils aient été scandinaves, flamands, bretons, galiciens ou portugais. Colomb connaissait-il les secrets de ces pêcheurs ou de ces itinéraires scandinaves? La question demeure ouverte.

Pour les deux spécialistes allemands de l’ère mégalithique, Gert Meier et Hermann Zschweigert, Ulysse, dont la légende remonterait à la proto-histoire mégalithique de la vieille Europe, aurait déjà testé les flots atlantiques: en cinglant de Gibraltar vers les Açores (l’île Ogygie) et, poussé par le Gulf Stream de celles-ci vers Heligoland, il aurait abouti en face des côtes aujourd’hui danoises qui recelaient l’ambre, matière très prisée par les peuples méditerranéens. L’histoire marine de l’Europe, pour nos deux savants allemands, est bien plus ancienne qu’on ne l’a cru jusqu’ici. Les embarcations faites de peaux pourraient bien remonter à 10.000 ans. En 1976, l’historien anglais Tim Severin traverse l’Atlantique sur une copie du bateau attribué à Brandan, démontrant que de telles embarcations étaient parfaitement capables de tenir l’océan, exactement comme le Norvégien Thor Heyerdahl avait traversé le Pacifique sur le Kon-Tiki en 1947, pour démontrer la véracité des récits traditionnels polynésiens et prouver que des peuples marins de l’aire pacifique avaient été capables de cingler jusqu’à l’île de Pâques. Les Maoris néo-zélandais construisaient des embarcations capables de transporter de 60 à 100 guerriers, couvrant parfois des distances de 4000 km en l’espace de plusieurs semaines. Ces embarcations étaient mues par rames et/ou par voiles. L’aventurier allemand Hannes Lindemann a réussi à traverser l’Atlantique au départ des Canaries en 65 puis en 72 jours, sur un petit bateau africain, en se guidant par les étoiles: la navigation en haute mer étant plus aisée de nuit que de jour, du moins à hauteur des tropiques et de l’Equateur (au nord, vu la nébulosité permanente, elle est plus « empirique » donc plus hasardeuse et plus aventureuse, plus risquée). Nos ancêtres avaient un atout complémentaire par rapport à nous, dégénérés par la civilisation et par ce que le sociologue Arnold Gehlen nommait les « expériences de seconde main »: celui de pouvoir correctement s’orienter en connaissant à fond la carte du ciel. Le lien de l’homme à la mer n’est pas récent mais quasi consubstantiel à toute forme de culture depuis la préhistoire. Mais ce lien à la mer n’est pas pensable sans connaissances astronomiques précises, fruit d’une observation minutieuse du ciel.

Meier et Zschweigert évoquent aussi la voie « terrestre » vers l’Amérique, qu’il était possible d’emprunter, il y a environ 16.000 ans. La calotte glaciaire pesait à l’époque sur l’ensemble de la Scandinavie, sur une bonne partie des Iles Britanniques et sur tout le pourtour de la Baltique et sur l’Allemagne du Nord. L’actuel Canada et une bonne frange du territoire des Etats-Unis se trouvaient aussi sous une épaisse calotte. Mais la côte orientale de la Mer Blanche et l’Alaska étaient dégagés de l’emprise des glaces. Il y avait possibilité, en longeant la banquise arctique et en passant de la Sibérie occidentale à la péninsule de Kola, d’aller vers les Spitzbergen et, de là, au Groenland. Au nord de cette grande île atlanto-arctique se trouvait le « Pont Blanc » qui menait au Canada puis à la terre ferme et dégagée des glaces que constituait alors l’Alaska. On pouvait suivre ensuite la côte pacifique jusqu’en Californie et au Mexique actuels. De la Mer Blanche à l’Alaska, la distance est de 2500 km. Elle devait s’effectuer en 60 jours environ. Selon cette hypothèse, désormais dûment étayée, l’Amérique n’a pas seulement été peuplée par des ethnies sibériennes venues du nord de l’Asie par le Détroit de Bering mais aussi par des éléments venus d’Europe, encore difficilement identifiables au regard des critères de l’archéologie scientifique. Comment cette migration par le « Pont Blanc » s’est-elle opérée avant les nombreuses submersions qui eurent lieu vers 8500 avant notre ère et qui détruisirent notamment la barrière Tanger/Trafalgar et la bande territoriale qui liait l’Italie et la Sicile au continent africain, faisant du lac méditerranéen initial une mer salée? Ces voyages s’effectuaient par traineaux à traction canine, à la mode lapone, le chien étant l’animal domestique par excellence, la première conquête de l’homme; ou ne devrait-on pas plutôt parler d’une fusion « amicale » entre deux espèces morphologiquement très différentes pour que toutes deux puissent survivre en harmonie? Le chien est effectivement un allié dans la chasse, un chauffage central qui chauffe en hiver (les Aborigènes australiens parlent de « five-dogs-nights », de nuits où il faut cinq chiens pour chauffer un homme; l’expression est passée dans l’anglais moderne), un pharmacien qui lèche les plaies et les guérit vu l’acidité de sa salive, un gardien et un compagnon, qui, en guise de récompense, reçoit les reliefs des repas.

Magnus Magnusson et Hermann Pàlsson ont rédigé une brillante introduction pour mon petit livre de 1973, qui n’est autre que le texte même de la « Vinland Saga », de la saga du voyage vers le Vinland américain. Cette introduction relate l’histoire de la colonisation scandinave de l’Islande et du Groenland et retrace l’épopée nord-atlantique des marins norvégiens et islandais. La colonisation de l’Islande s’est déroulée à la suite de l’émigration de proscrits norvégiens, chassés pour « avoir provoqué mort d’homme », à la suite de méchantes manigances ou pour raisons d’honneur voire pour refus d’être christianisés. Celle du Groenland procède de la même logique: Eirik le Rouge est banni d’Islande au 10ème siècle. Il fonde les premières colonies scandinaves du Groenland. Un marin prudent, Bjarni Herjolfsson, dévié par les vents et les éléments déchaînés de sa route entre l’Islande et le Groenland, aperçoit les côtes de terres inconnues vers 985 ou 986. Leif Eirikson, dit Leif l’Heureux, achète le dernier bateau survivant de l’expédition incomplète et chamboulée de Bjarni et décide de partir à la découverte des terres aperçues au loin par son prédécesseur. C’est ainsi que fut découvert le « Vinland », terre sur la rive méridionale du Saint-Laurent, où les explorateurs nordiques ne découvrent pas seulement une baie qui ressemble au raisin mais surtout la principale matière première dont ils ont besoin, le bois, ainsi que du gibier en abondance, du saumon à profusion et du blé sauvage prêt à être récolté. Leif ne restera pas en Amérique: c’est son beau-frère Thorfinn Karlsefni qui tentera d’installer une première colonie permanente sur le sol américain. Thorfinn fait le voyage accompagné de sa femme. Elle met un bébé au monde sur la terre américaine. Mais elle meurt peu après l’accouchement. Thorfinn passe l’hiver avec l’enfant qu’il parvient à sauver de la mort. Ce petit Snorri Thorfinnson a probablement été le premier Européen attesté et non mêlé d’Amérindien ou d’Esquimau à avoir vu le jour dans l’hémisphère occidental. Quant à Thorvald, fils d’Eirik, il est un des premiers Européens tombés au combat face aux natifs du continent américain: il a été frappé d’une flèche en défendant une implantation dans l’actuel Labrador canadien.

L’âge viking, l’ère en laquelle les Normands se répandirent en Europe, en Russie jusqu’au comptoir de Bolgar sur la Volga et dans l’espace nord-atlantique, est une époque où l’Europe ne connaît plus la gloire de l’Empire romain: en ce temps-là, nous explique le Prof. Roger Grand, le trop-plein démographique scandinave descendait calmement la Weser germanique, jusqu’à hauteur du premier grand affluent du Rhin, la Lippe, pour aller se présenter dans les castra des légions de l’Urbs et trouver une affectation militaire ou civile dans l’Empire. La chute de l’Empire romain interdit cette transhumance: la masse démographique germanique-continentale s’est déplacée à l’intérieur de l’Empire, dans les provinciae de Germania Inferior et Germania Superior et dans le nord de la Gallia Belgica, voire dans la vallée du Rhône pour les Burgondes, installés principalement dans la « Sapaudia » (la terre des sapins) jurassienne, entre Besançon et le lac de Neuchâtel selon l’axe Ouest-Est, et entre Belfort et Grenoble, selon l’axe nord-est/sud-ouest. L’Europe est trop pleine et, en plus, elle est désorganisée. Les Germains continentaux n’ont plus d’affectations à offrir à leurs cousins du Nord. L’Europe est dangereusement ouverte sur la steppe qui s’étend de la Puszta hongroise jusqu’à la Mandchourie. Entre le Danube à hauteur de Vienne et l’Atlantique, les populations romanisées et germanisées sont acculées, dos à l’Océan, d’où les Nordiques viennent pour remonter leur fleuves et piller leurs villes et abbayes. En Méditerranée, elles sont harcelées par le débordement démographique sarrazin, c’est-à-dire hamito-sémitique.

La recherche d’échappatoires est donc une nécessité vitale: la Russie offre un tremplin vers la Mer Noire et l’espace byzantin et, via la Volga, vers la Caspienne et l’Empire perse. Mais, là aussi, l’élément scandinave, finalement trop ténu, ne pourra pas, comme avaient partiellement pu le faire avant eux les tribus gothiques, maîtriser le cours des grands fleuves russes et ukrainiens pour avancer les pions des populations européennes vers l’espace persan. La seule route pour trouver terres, matières premières et espaces apaisés est celle de l’Atlantique septentrional. Cette donnée stratégique est une constante de l’histoire européenne: elle sera reprise par Henri le Navigateur, roi du Portugal, désireux de contourner la masse continentale africaine pour éviter la Méditerranée contrôlée par les puissances musulmanes et atteindre l’Inde par voie maritime et non plus terrestre. Elle sera reprise par Ivan le Terrible quand il descendera la Volga pour l’arracher au joug tatar, sous les conseils d’un marchand anglais, qui n’avait pas oublié la route varègue (suédoise) vers le comptoir de Bolgar, vers la Caspienne et l’espace persan. Les recettes norroises et varègues ont donc servi de source d’inspiration aux tentatives européennes, en l’occurence portugaises et russes, de désenclaver l’Europe.

La première tentative de désenclavement par l’Ouest atlantique a donc été celui du quatuor Bjarni, Eirik, Leif et Thorsinn. Elle est importante dans la mesure où les marins scandinaves, paysans sans terre à la recherche d’un patrimoine, cherchent non plus à fusionner avec d’autres sur une terre étrangère, comme le fut peut-être la Normandie, mais à créer des communautés scandinaves homogènes sur des sols nouveaux. Ce sera le cas en Islande, où les colonies se sont maintenues. Ce sera le cas au Groenland, du moins tant que durera l’optimum climatique médiéval. L’installation en Amérique, dans « l’Anse aux Meadows » sera, elle, éphémère: elle se heurtera à la résistance des indigènes d’Amérique du Nord, les « Skraelinger » des sagas, que les Scandinaves ne pourront vaincre, en dépit de la supériorité de leurs armes en fer. Les « Skraelinger » disposaient d’armes de jet, des arcs mais aussi une sorte de catapulte ou de balliste, qui leur permettaient de tenir tête à des guerriers dotés d’armes de fer mais qui ne disposaient plus, au Groenland, de forges et de mines capables d’en produire à bonne cadence. Tout devait être importé d’Europe. La logistique scandinave en Atlantique nord était trop rudimentaire pour permettre de se tailler une tête de pont, comme le firent plus tard les Espagnols ou les Anglais, pourvus d’armes à feu.

Le trop-plein démographique scandinave, à la suite de mauvaises récoltes, ne s’est plus déversé en Europe, à partir d’un certain moment quand l’espace impérial carolingien s’organise et s’hermétise, mais dans les îles de l’Atlantique (Shetlands, Féroé, Orcades, Hébrides) et en Islande. Cet exode d’audacieux répond aussi à une nouvelle donne politique: le pouvoir royal, imité du pouvoir impérial carolingien et armé de la nouvelle idéologie chrétienne, marque des points dans les vieilles terres scandinaves et déplait car jugé trop autoritaire et irrespecteux tant de la liberté personnelle que de la liberté des communautés d’hommes libres. L’Islande sera ainsi le laboratoire d’une démocratie populaire et originale: le pouvoir sera d’emblée limité par des lois; le chef, élu temporairement, devra respecter un contrat avec les représentants du peuple siégeant au « Thing » (= Assemblée, parlement); le médiateur au sein de ces assemblées de paysans libres, les « bondi » ou les « godhar » (« les chefs », désignés par leurs propres communautés) joue un rôle capital. L’île de Thulé, que mentionnent les sources de l’antiquité et du haut moyen âge telles celles d’Orose, de Boèce (« à six jours de navigation » du continent) et de Bède le Vénérable, est indubitablement l’Islande.

En 825, le moine irlandais Dicuil, actif à la Cour de Charlemagne, écrit un traité de géographie (« Liber de mensura orbis terrae »), où, pour la première fois, on peut lire une description détaillée de cette « Thulé » de l’Atlantique nord, grâce à des renseignements transmis par trois ermites irlandais qui l’avaient abordée en 795, au moment où les Vikings lançaient leurs premiers assauts contre l’Irlande et ses monastères. Quand les premiers colons norrois abordent l’Islande vers 860, l’île est déjà occupée par quelques moines irlandais, comme le mentionnent d’ailleurs les sources scandinaves et l’attestent des noms de lieux comme « Papey » (« L’île aux moines ») et « Papyli » (« Aux moines »). En 870, Ingolf Arnarson doit quitter la Norvège, car « il y a commis mort d’homme », et fonde la première colonie permanente et non monacale en Islande, sur le site même de l’actuelle capitale Reykjavik. C’est au départ de l’installation d’Ingolf et des siens qu’un système politique démocratique original, alliant pouvoir temporel et religieux, s’implante dans le pays et que celui-ci devient la base de départ de nouvelles découvertes: non seulement le Groenland et le Vinland, mais des îles stratégiques à la jonction des eaux de l’Atlantique et de l’Arctique, telles les Spitzbergen (vers 1170) et l’île Jan Mayen en 1194.

L’Islande médiévale fut donc à coup sûr la société la plus originale d’Europe, en marge du continent soumis aux assauts sarrazins et mongols ou disloqués par les querelles intestines. Elle développe un commerce intense, surtout avec la Norvège et l’Angleterre; elle exporte de la laine, du tweed, des peaux de mouton ou de phoque, du fromage, du suif (pour les chandelles), des faucons et du soufre en échange de bois (rare sous ces latitudes boréales), de goudron, de métaux, de farine, de malt, de miel, de vin, de bière et de lin. Mais, rappellent Magnusson et Pàlsson, l’exportation majeure, la plus étonnante et forcément la plus originale de cette Islande en apparence isolée et géographiquement marginale, ce sont les productions littéraires; en effet, les Islandais, lettrés et producteurs de sagas qui sont les premières manifestations d’une littérature achevée en Europe, produisent une poésie courtisane, des chants et des éloges pour les rois et les princes, qu’affectionnaient tout particulièrement les « earls » des Orcades, les grands féodaux anglais et les riches habitants de Dublin (colonie norvégienne). Ces récits, poèmes ou chants se payaient au prix fort. Ensuite, les contextes géographiques dans lesquels se déroulaient les récits des sagas sont minutieusement décrits et échappent à toute exagération ou falsification d’ordre mythique ou légendaire. La saga du Vinland ou le « Landnàmabök » (le livre de la colonisation de l’Islande) confirment parfaitement cette objectivité narrative. La première littérature « moderne » (pour autant que ce mot soit adéquat) en Europe a été islandaise. Né en Islande en 1067, Ari Thorgilsson peut être considéré comme le premier historien d’Europe en langue vernaculaire, alliant précision, érudition et volonté d’inscrire l’histoire islandaise dans un cadre général européen. C’est lui qui nous a transmis la plus grande partie du savoir dont nous disposons sur l’âge dit des sagas (930-1030). Il y a dix siècles, l’Islande fournissait à l’Europe un historien qui relatait des faits sans les embellir de légendes, de merveilleux ou de paraboles hagiographiques.

L’Islande a donc été le centre d’un monde thalassocentré, aux institutions politiques originales et uniques, que décrit remarquablement l’historien américain Jesse L. Byock, de l’université de Californie (UCLA). Quand les deux colonies du Groenland se sont mises à péricliter, l’Islande est redevenue marginale, une simple excroissance occidentale du monde scandinave. Mais elle n’a certainement pas exclu de sa mémoire l’épopée aventureuse, commerciale et colonisatrice vers le Groenland et les terres situées plus à l’Ouest. Une carte controversée, probablement une falsification car elle fait du Groenland une île à part entière (ce que l’on ne savait pas avant 1890), montre les trois terres (Helluland, Markland et Vinland) découvertes par Leif. Les falsificateurs dataient cette carte de 1440, cinquante-deux ans avant le voyage de Colomb. Falsification ou non, les terres extrême-occidentales devaient être toujours présentes dans la mémoire des Islandais, comme devaient au moins les deviner les pêcheurs normands, bretons, flamands, anglais, galiciens, portugais ou norvégiens qui cherchaient les bancs de morues. Vers 1020, les tentatives d’installation au Vinland ont dû définitivement cesser, du moins dans le sillage immédiat de Leif et de ses proches. L’évêque Eirik du Groenland a toutefois tenté une nouvelle expédition en 1121, pour « aller voir s’il y avait là-bas des chrétiens survivants ». Il aurait constaté le contraire. En 1347, des Annales mentionnent le retour d’une petite embarcation qui avait été au « Markland », avec dix-huit hommes à son bord. On sait que les résidents des deux colonies groenlandaises ont évacué leurs installations, sans que l’on puisse dire avec toute la certitude voulue s’ils sont revenus en Islande ou en Norvège ou s’ils ont cinglé vers l’Ouest, pour disparaître sans laisser de traces.

L’universitaire britannique Gwyn Jones, dans une étude consacrée aux Vikings et à l’Amérique, relève deux hypothèses convergentes, non étayées mais plausibles, et qui mériteraient d’être vérifiées: celle de l’Islandais Jon Dùason et celle du Canadien Tryggve Oleson. L’une date des années 1941-1948, l’autre de 1963. Ces deux hypothèses postulent que, vu la détérioration du climat et les difficultés logistiques à vivre à l’européenne (ou du moins à la mode norvégienne) en terre groenlandaise, bon nombre de Scandinaves de ces deux colonies extrême-occidentales ont fini par adopter le mode de vie esquimau, non seulement au Groenland mais aussi au Canada, c’est-à-dire au moins au Helluland et au Markland. Réduit à la précarité, les colons islando-norvégiens auraient traversé la mer entre le Groenland et le Canada pour s’y fixer et finir par se mêler aux populations autochtones de la culture dite du Dorset et former ainsi une nouvelle population, voire une nouvelle ethnie, celle de la culture dite de Thulé, qui aurait repris pour son propre compte l’ensemble du territoire groenlandais, après le recul ou la disparition de la population scandinave homogène qui y avait résidé depuis l’arrivée d’Eirik. Duason et Oleson pensent dès lors qu’une fusion entre Scandinaves résiduaires et chasseurs-trappeurs de la culture dite de Dorset a eu lieu, ce qui a donné à terme la nouvelle culture dite de Thulé. Ensuite, les ressortissants métis de la culture de Thulé seraient entrés en conflit avec les derniers Islando-Norvégiens du Groenland qui auraient alors plié bagages et se seraient installés, très peu nombreux et fort affaiblis, dans l’île actuellement canadienne de Baffin, en se mêlant à la population locale et en disparaissant par l’effet de ce métissage en tant que communauté scandinave homogène. La seule source qui pourrait étayer cette thèse est importante et fiable, c’est un écrit tiré des annales de l’évêque Gisli Oddsson, écrite en latin en 1637, probablement inspirée par une source antérieure disparue et évoquant les événements en « Extrême-Occident » scandinave (ou atlanto-arctique) de 1342: « Les habitants du Groenland ont abandonné la vraie foi et la religion chrétienne de leur propre volonté, ayant déjà rejeté toutes les bonnes manières et les véritables vertus, et se sont tournés vers les peuples d’Amérique (« et ad Americae populos se converterunt ») ».

Si les ermites irlandais ou celtiques cherchaient des terres, c’était pour aller y pratiquer la méditation en solitaire et non pour la colonisation. Pour le celtisant anglais Geoffrey Ashe, comme d’ailleurs pour Louis Kervran, les moines irlandais cherchaient le « Paradis terrestre », qui, à leurs yeux, n’était nullement un « au-delà » mais une contrée bien terrestre quoiqu’inconnue. Les sources de diverses « matières celtiques » évoquent tantôt la Terre d’Avalon (ou « Avallach » ou encore « Ablach ») tantôt la Terre de « Tir na nOg », un pays de jouvence éternelle située loin à l’Ouest, au bout de l’Océan. Religion biblique, mythes celtiques et fonds factuel se mêlent de manière trop inextricable dans les récits de la matière de Brandan, qui ne recèlent par conséquent aucune fiabilité scientifique, sauf peut-être si on les lit avec l’acribie dont fit montre Kervran, dans son livre paru en 1977. La colonisation scandinave est rationnelle et les récits qu’elle suscite sont réalistes. Les Irlandais ont toutefois été les premiers à aborder l’Islande et probablement le continent américain. Mais rien n’atteste objectivement de leurs voyages, sauf en Islande, où Dicuil mentionne la présence d’ermites voyageurs. Cette volonté de fuite vers l’Ouest, au-delà de l’Océan Atlantique, indique pourtant que l’humanité de souche européenne a été, pendant quasi tout le moyen âge, depuis la chute de l’Empire romain, un ensemble de populations assiégées et contenues dans l’espace étroit de la péninsule européenne, ce promontoire au Ponant de l’immense masse continentale eurasienne. Les assiégeants, comme l’indique d’ailleurs l’auteur anglais du 12ème siècle Guillaume de Malmesbury après l’invasion seldjoukide des « thermes » orientaux de l’Empire byzantin, sont les peuplades turques, mongoles, hunniques, berbères et arabes. Pour bon nombre d’Européens du haut moyen âge, et pour les Scandinaves qui ne trouvent plus d’affectations suffisantes dans l’espace euro-méditerranéen suite à l’effondrement de la civilisation romaine, l’Europe est une terre que l’on cherche à fuir: en effet, les Nordiques ne sont plus des barbares intégrables de la périphérie (Altheim, Toynbee, Grand) ni dans l’espace catholique-romain ni dans l’espace byzantin (en dépit de l’aventure de la « Garde varègue »); l’Europe leur est devenue un espace fermé tant à cause de la détresse provoquée par les siècles de gabegie mérovingienne et par les assauts sarrazins et hongrois qu’à cause de la fermeture qu’instaure le système carolingien pour procéder à une réorganisation interne du continent. La seule exception, c’est-à-dire la seule colonisation réussie dans l’espace jadis romanisé, est la Normandie et probablement l’aire réduite que constitue l’embouchure du Rhin et de la Meuse en Hollande actuelle, sans compter le Yorkshire anglais (le « Danelaw »). A l’Est, la Russie de Novgorod est une autre terre de colonisation possible pour les Varègues de l’actuelle Suède. Mais ces terres sont bien étroites et soumises à des institutions féodales qui déplaisent aux hommes libres du Nord. La tentative de contrôler l’espace scaldien (de l’Escaut), en établissant un vaste camp militaire dans l’actuelle ville de Louvain sur la petite rivière qu’est la Dyle, a été réduite à néant par les armées d’Arnold de Carinthie, un général pugnace du clan carolingien.

La tragédie scandinave est une tragédie européenne: la volonté de conserver une autonomie politique aussi complète que possible, dans des espaces ethniquement homogènes, sans le moindre compromis sur ce chapitre, se heurte à la nécessité d’une organisation impériale, seul moyen de verrouiller en Méditerranée et sur la steppe les voies d’accès potentielles au coeur du continent. L’Europe a besoin de la liberté scandinave comme elle a besoin de l’organisation impériale: quand trouvera-t-on le juste milieu, le mode politique qui parviendra à réconcilier ces deux aspirations essentielles?

Robert STEUCKERS.

Fait à Forest-Flotzenberg, septembre 2011.

Bibliographie

:

– Geoffrey ASHE, Kelten, Druiden und König Arthur – Mythologie der Britischen Inseln, Walter-Verlag, Olten, 1992.

– Régis BOYER, Le Livre de la colonisation de l’Islande (Landnàmabök), Mouton, Paris, 1973.

– Jesse BYOCK, L’Islande des Vikings, Aubier, Paris, 2007-2011.

– James GRAHAM-CAMPBELL, Das Leben der Wikinger – Krieger, Händler und Entdecker, Kristall-Verlag, Hamburg, 1980.

– Gwyn JONES, « The Vikings and North America », in R. T. FARRELL, The Vikings, Phillimore, London, 1982.

– Louis KERVRAN, Brandan, le grand navigateur celte du VI° siècle, Laffont, Paris, 1977.

– Jean MABIRE, Les Vikings à travers le monde, Ed. de l’Ancre de Marine, Saint-Malo, 1992.,

– Magnus MAGNUSSON / Hermann PALSSON, « Introduction », in The Vinland Saga – The Norse Discovery of America, Penguin, Harmondsworth, 1965-1971.

– Gert MEIER / Hermann ZSCHWEIGERT, Die Hochkultur der Megalithzeit – Verschwiegene Zeugnisse aus Europas grosser Vergangenheit, Grabert, Tübingen, 1997.

LA REVOLTE DES CENTURIONS le 22 avril 1961

par Pieter Kerstens

Il y a 50 ans, commençait la révolte des centurions.

En 1959, le général CHALLE avait gagné la guerre d’Algérie. Coupé de ses bases tunisiennes et marocaines par des barrages imperméables, le FLN mourait d’asphyxie. Les parachutistes avaient largement contribué à cette victoire.

Le discours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination leur apparut comme une faute irréparable, compromettant la victoire psychologique et militaire à laquelle ils avaient œuvré. Quand d’un trait de plume, le général DE GAULLE supprima le 5ème Bureau (bureau d’action psychologique), il fit un geste dont les Français ne mesurèrent l’importance ni dans l’immédiat, ni pour l’avenir.

Cette incompréhension totale de l’aspect subversif des guerres modernes n’a pas fini d’avoir des conséquences fâcheuses …

En avril 1961, c’est pour ne pas se perdre que des militaires, parmi lesquels une majorité de paras, choisirent de se révolter contre une politique qui les conduisait à renier leur combat, leurs certitudes, leur fidélité, leur espérance, leur honneur.

Plus tard, aucun d’entre eux ne sera surpris par la tournure des évènements. Ils connaissaient la nature profonde du FLN. Ils avaient découvert les ramifications qui menaient des maquis algériens à Moscou et à Pékin. A maintes reprises, depuis la désertion de l’aspirant MAILLOT, ils avaient détecté le travail de sape du Parti Communiste Français et de certains complices socialistes et si les communistes du monde entier et leurs compagnons de route se servaient des aspirations légitimes des populations, les officiers parachutistes ne se faisaient aucune illusion : ce n’était pas par grandeur d’âme, c’était une occasion bénie de lutter contre les nations occidentales libres et d’imposer à de jeunes peuples en quête de patrie, leur idéologie marxiste.

Il faudra longtemps pour que les observateurs politiques professionnels reconnaissent qu’ils se sont lourdement trompés…

Il faudra SOLJENITSINE, la chape du silence étendue sur le Viêt-Nam, le génocide des Khmers Rouges, l’implantation soviétique en Afrique noire, la fin du culte de MAO, pour qu’ils admettent -du bout des lèvres- toutes les atteintes portées sous le masque du mot « libération » aux principes qu’eux-mêmes défendent !

A-t-on encore jamais écrit l’histoire calamiteuse des journalistes perdus ?

Lorsque le 22 avril 1961 au petit jour, le général CHALLE annonce qu’il est revenu prendre la tête de l’armée et proclame sa volonté de gagner la guerre afin que l’Algérie puisse rester dans un cadre français, les parachutistes se rallient à lui, à la quasi-unanimité ! Si quelques problèmes se posent aux chefs de corps, il ne s’en pose pas beaucoup aux cadres subalternes, habitués à suivre aveuglément leurs chefs.

Depuis longtemps les jeux sont faits : l’immense majorité des paras se bat pour l’ALGÉRIE FRANCAISE.

Pourquoi les paras sont-ils si nombreux à répondre présents au général CHALLE ? Obéissent-ils à un réflexe conditionné ? Sont-ils donc tous semblables ? Certes non. Ils ont des personnalités accusées ; l’esprit de commandos développe chez le para le sens des responsabilités, le goût des initiatives. Les missions périlleuses loin des chefs, à la tête d’une poignée d’hommes que l’on peut mener au succès comme à la mort, accentuent les caractères, renforcent l’individualisme.

Qu’y a-t-il de commun entre un BROIZAT, moine-soldat philosophe, répugnant à la violence, et un GODARD, vainqueur de la bataille d’Alger, inventeur de la bleuite qui a porté le massacre chez l’ennemi, organisateur de l’OAS, partisan de la terre brûlée ?

Quelle foi commune peut bien partager le petit CABIRO à l’œil étincelant de malice, au verbe haut, à la chaleur communicative, et l’immense ROBIN, Porthos toujours prêt à dégainer pour chasser l’importun qui traîne sur sa route ? Quel lien existe-t-il entre un CURUTCHET qui cite Marx, Lénine et Mao et un GLASSER méticuleux comme une ménagère flamande qui ne supporte pas le moindre grain de poussière sur le canon d’un fusil ?

Pourquoi le lieutenant DEGUELDRE, l’homme du rang et le lieutenant GODOT, l’homme de l’élite, le fort en thème, l’éternel premier, vont-ils se retrouver côte à côte dans l’ombre et la violence ? Quelle force mystérieuse poussera donc le premier jusque sous les balles d’un peloton d’exécution, et le second dans les prisons où il sacrifiera sa jeunesse ?

Tous ont fait partie d’un corps d’élite et à ceux-là on demande plus qu’aux autres…Depuis 1946 en effet, on leur a tout demandé : lancer des assauts décisifs, défendre des positions intenables, sauter dans les fournaises, sillonner de jour et de nuit la jungle, les rizières, la rocaille. On leur a même demandé de se salir les mains pour traquer dans Alger les poseurs de bombes.

On pouvait tout leur demander comme le dira si bien le capitaine ESTOUP lors du procès des officiers du 1er REP :

– « On ne m’avait jamais appris à Saint-Cyr à organiser le ravitaillement en fruits et légumes d’une ville comme Alger. Le 2 janvier 1957, j’en ai reçu l’ordre.

– On ne m’avait jamais appris à Saint-Cyr à suivre une filière policière…j’en ai reçu l’ordre.

– On ne m’avait jamais appris à Saint-Cyr comment s’exerçaient les fonctions de préfet de police…j’en ai reçu l’ordre.

– On ne m’avait jamais appris à organiser un bureau de vote…à ouvrir un marché…à ouvrir des écoles… »

Etrange, émouvante litanie du devoir accompli sans hésitation ni murmure par des hommes habitués à aller jusqu’au bout de leurs ressources, toujours prêts à tenter l’impossible.

Ainsi, les centurions qui répondent « OUI » au général CHALLE ce 22 avril 1961 sont de cette race là. Ils sont nés des combats incessants qu’ils ont livrés aux marches de l’Empire à la pointe du combat, dans tous les coups durs.

On a donné d’eux l’image de loups affamés, durs, courageux, exigeants envers les autres, parce que surtout exigeants envers eux-mêmes.

On les a jalousés, accusés d’immodestie.

On leur a reproché d’être des vedettes. Ils se sont contentés de hausser les épaules.

Seule leur valeur les poussait au premier rang. C’est la sueur et le sang qui les maintenaient.

Ils en avaient conscience et ils ne se trompaient pas !

Ils ont été trahis, mais ne seront pas oubliés pour autant !

 GLOIRE A EUX …

Quarante ans de guerres secrètes contre la Libye

par Wissem Chekkat

http://www.lequotidien-oran.com/?news=5150877

Avec l’adoption de La Résolution 1973 au Conseil de Sécurité des Nations Unies à dix contre zéro et cinq abstentions, autorisant une zone d’exclusion aérienne et probablement une carte blanche à une intervention militaire occidentale financée par des pays du golfe Persique contre la Libye, ce riche pays d’Afrique du Nord fait face à l’un des derniers développements dans une longue série de plus de quarante ans de guerres secrètes menées contre son régime atypique.

Même s’il ne fait aucun doute que les revirements constants du guide de la révolution libyenne comme il se plaît à s’appeler lui-même autant que ses nombreuses erreurs en matière de politique étrangère ont donné une image assez déconcertante pour nombre de pays occidentaux, son imprévisibilité le laissait souvent isolé sur la scène régionale et internationale. Très peu de temps après son coup d’Etat militaire de 1969 contre le Roi Idris Ier, un potentat corrompu et à la solde des britanniques, Kaddafi dont le caractère imprévisible agace, devient rapidement la cible d’intenses opérations secrètes menées par les français, les britanniques, les israéliens et les américains visant à l’éliminer et à changer le pouvoir en Libye. En 1971, un plan britannique d’invasion de la Libye en s’appuyant sur des troubles internes en Cyrénaïque visant à la libération de détenus politiques pro-monarchistes et la restauration de la monarchie échoue après quelques jours de combats durant lesquels le pays s’embrase dans un début de guerre civile.

En 1977, une révolte populaire à laquelle participent des travailleurs expatriés égyptiens met à feu et à sang les villes de Tobrouk, Derna et Benghazi. Kaddafi prends la décision radicale d’expulser l’ensemble des ressortissants égyptiens établis ou de passage sur son territoire, déclenchant ainsi une crise avec l’Egypte de Sadate. La tension aux frontières entre les deux pays se transforme en duel d’artillerie. Les Américains et les Britanniques pressent le président Sadate d’envahir la Libye et d’en finir avec le Colonel «fou». Les bons offices Arabes et notamment la médiation du président Algérien Boumediène mettent fin au conflit. En 1980, le colonel Alain de Gaigneron de de Marolles démissionne après le fiasco d’un plan français soutenant une rébellion armée à Tobrouk. Les forces gouvernementales parviennent après d’intenses combats et non sans d’énormes difficultés, à encercler les rebelles dans la région de Benghazi.

En 1982, plusieurs opérations de la CIA à partir du Tchad visent l’élimination physique de Kaddafi ; ce dernier devient, à partir de 1984, une priorité aussi élevée dans l’agenda des services secrets américains que la menace soviétique.

Le financement de la guerre menée par le Tchad et la France contre la Libye a été assuré par le royaume d’Arabie saoudite, l’Egypte, le Maroc, Israël et l’Irak. Les saoudiens ont garanti 7 millions de dollars US à un groupe d’opposition, le Front national pour le salut de la Libye, activement soutenu par les services de renseignements français et la CIA.

Le 8 mai 1984, un plan concerté visant l’assassinat de Kaddafi et la prise du pouvoir par l’opposition basée à l’étranger est mis en échec. L’année suivante, les Etats-Unis d’Amérique demandent à l’Egypte d’envahir la Libye et d’y renverser son gouvernement. Le président égyptien Moubarek se montre réticent et invoque un manque de ressources. Cette affaire est éventée vers la fin de l’année 1985 par la publication d’une lettre de protestation au président Reagan émanant de membres du Congrès opposés à cette démarche dans le Washington Post.

En 1985, un début de guerre civile éclate en Libye. Des rebelles armés s’emparent des villes de Derna et de Baida près de Benghazi et une rébellion éclate au sein des forces armées. Les forces loyalistes arrivent à écraser la rébellion, ce qui pousse les occidentaux à envisager l’entrée en scène de l’armée égyptienne afin de soutenir la rébellion. Ce sera un scénario presque similaire qui sera adopté vingt-six ans plus tard en 2011.

Frustré par leurs multiples tentatives de reversement du régime de Kaddafi, les américains procèdent à un changement soudain de stratégie. Le 14 avril 1986, 30 chasseurs-bombardiers américains (dont des FB-111) décollant de porte-avions et à partir de bases US en Grande Bretagne et en Espagne, mènent des raids aériens sur Tripoli et Benghazi. L’opération baptisée El-Dorado Canyon visait directement l’élimination physique du Colonel Kaddafi et de sa famille. Huit des dix-huit FB-111 ayant décollé de Grande Bretagne étaient spécifiquement mobilisés pour le bombardement de la résidence du Colonel Africain incontrôlable.

En représailles à cet assaut aérien, Kaddafi ordonne à ses forces de procéder à des tirs de missiles balistiques de type « Scud » sur des bases militaires US en Italie. Deux missiles sont tirés mais tombent en méditerranée. Quelque temps plus tard, un combat aérien entre des Mig-23 libyens et des F-14 Tomcat US au-dessus du littoral libyen se termine par la destruction des appareils libyens. Les médias occidentaux n’évoqueront plus avant longtemps une action militaire directe contre la Libye. Cependant, la CIA enclenche une vaste série de complots et soutient une série ininterrompue de tentatives de putschs anti-Kaddafi. Une armée secrète est recrutée à cette fin, notamment des débris des unités libyennes capturées lors de la guerre avec le Tchad durant les années 80 et les britanniques créent, financent et soutiennent une constellation de groupes d’opposition en Libye et à l’étranger dont le Mouvement national libyen basé à Londres.

Lors de la guerre Irak-Iran, la Libye s’engage aux côtés du Yémen, de la Syrie, du Soudan et de l’Algérie aux côtés de l’Iran contre l’Irak, soutenu par l’Arabie Saoudite, l’Egypte, le Koweit, la Jordanie, le Maroc et la Tunisie. Tripoli soutiendra également divers groupes qualifiés de terroristes et flirtera dangereusement avec des mouvances islamistes au Soudan.

A partir de 1990, les français et les britanniques sont derrière d’autres tentatives de déstabilisation et d’assassinat visant Kaddafi en utilisant le pouvoir fantoche de N’djaména. En 1994, une attaque à la grenade contre Kaddafi déclenche une terrible répression contre l’opposition islamiste. En 1996, une rébellion islamiste menace la Libye et on enregistre des milliers de morts dans les combats. D’autres troubles secouent le pays en 1998, 2002 et 2004, notamment lors de la chasse aux africains, récurrentes au lendemain de chaque tentative de déstabilisation du régime. Le groupe islamique combattant libyen ou GICL, en partie soutenu par Londres, mène une guérilla larvée contre le régime et s’allie plus tard avec ce que l’on appelle la Qaida au Maghreb Islamique. En 2005, une mutinerie éclate à la prison de Abou Sélim près de Benghazi. On parle de 800 à 1600 morts selon les sources. Benghazi la frondeuse n’acceptera jamais le Colonel Kaddafi. Celui-ci le lui rendra bien.

Le 17 février 2011, un appel sur Facebook lancé à partir de Londres pour commémorer le massacre de la prison de Abou Sélim dégénère en un nouvel coup d’Etat, le trente-neuvième dans les quarante ans de règne du colonel Kaddafi. Les évènements se transforment vite en guerre civile entre les deux provinces historique de Tripolitaine et de Cyrénaïque autour du contrôle des hydrocarbures. Vue comme une révolte dans le sillage des révoltes relativement Soft de Tunisie et d’Egypte, l’expérience échoue en Libye où les occidentaux sont obligés d’intervenir directement en assurant un soutien aérien aux opposants de Cyrénaïque en guerre avec le régime de Tripoli. L’intervention est couverte par une Résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU qui fera date. Cette fois ci, pour des raisons de politique interne, les USA sont obligés de sous-traiter la tâche à leurs alliés européens, français et britanniques en tête avec un financement de certains pays du Golfe persique, devenus partie prenante dans le conflit libyen.

Eurasisme et atlantisme: quelques réflexions intemporelles et impertinentes

par Robert STEUCKERS

Préface à un ouvrage de Maître Jure Vujic (Zagreb, Croatie)

Il y a plusieurs façons de parler de l’idéologie eurasiste, aujourd’hui, après l’effondrement du bloc soviétique et la disparition du Rideau de Fer: 1) en parler comme s’il était un nouvel avatar du soviétisme; 2) en faisant référence aux idéologues russes de l’eurasisme des années 20 et 30, toutes tendances idéologiques confondues; 3) en adoptant, par le truchement d’un eurasisme synthétique, les lignes de force d’une stratégie turco-mongole antérieure, qui deviendrait ainsi alliée à la spécificité russe; un tel eurasisme est finalement une variante du pantouranisme ou du panturquisme; 4) faire de l’idéologie eurasiste le travestissement d’un traditionalisme révolutionnaire, reposant in fine sur la figure mythique du « Prêtre Jean », évoquée par René Guénon; cet eurasisme-là prendrait appui sur deux pôles religieux: l’orthodoxie russe et certains linéaments de l’islam centre-asiatique, mêlant soufisme et chiisme, voire des éléments islamisés du chamanisme d’Asie centrale. Ces quatre interprétations de l’eurasisme sont certes séduisantes sur le plan intellectuel, sont, de fait, des continents à explorer pour les historiens qui focalisent leurs recherches sur l’histoire des idées, mais d’un point de vue realpolitisch européen, elles laissent le géopolitologue, le stratège et le militaire sur leur faim.

L’eurasisme, dans notre optique, relève bien plutôt d’un concept géographique et stratégique: il tient compte de la leçon de John Halford Mackinder qui, en 1904, constatait que l’espace centre-asiatique, alors dominé par la Russie des Tsars, était inaccessible à la puissance maritime anglaise, constituait, à terme, un môle de puissance hostile aux « rimlands », donc, du point de vue britannique, une menace permanente sur l’Inde. L’eurasisme des géopolitologues rationnels, s’inscrivant dans le sillage de John Halford Mackinder, n’est pas tant, dans les premières expressions de la pensée géopolitique, l’antipode d’un atlantisme, mais l’antipode d’une puissance maritime centrée sur l’Océan Indien et possédant le sous-continent indien. Si l’Angleterre est, dès l’époque élisabéthaine, une puissance nord-atlantique en passe de conquérir toute l’Amérique du Nord, au faîte de sa gloire victorienne, elle est essentiellement une thalassocratie maîtresse de l’Océan Indien. La clef de voûte de son empire est l’Inde, qui surplombe un « arc » de puissance dont les assises se situent en Afrique australe et en Australie et dont les points d’appui insulaires sont les Seychelles, l’Ile Maurice et Diego Garcia.

Le premier couple de concepts antagonistes en géopolitique n’est donc pas le dualisme eurasisme/atlantisme mais le dualisme eurasisme/indisme. L’atlantisme ne surviendra qu’ultérieurement avec la guerre hispano-américaine de 1898, avec le développement de la flotte de guerre américaine sous l’impulsion de l’Amiral Alfred Thayer Mahan, avec l’intervention des Etats-Unis dans la première guerre mondiale, avec le ressac graduel de l’Angleterre dans les années 20 et 30 et, enfin, avec l’indépendance indienne et la relative neutralisation de l’Océan Indien. Qui ne durera, finalement, que jusqu’aux trois Guerres du Golfe (1980-1988, 1991, 2003) et à l’intervention occidentale en Afghanistan suite aux « attentats » de New York de septembre 2001.

Route de la Soie et « Greater Middle East »

Avec l’indépendance des anciennes républiques musulmanes de l’ex-URSS, la Russie cesse paradoxalement d’être une véritable puissance eurasienne, car elle perd les atouts territoriaux de toutes ses conquêtes du XIX° siècle, tout en redécouvrant le punch de l’idéologie eurasiste. Donc la fameuse « Terre du Milieu », inaccessible aux marines anglo-saxonnes, comprenant le Kazakhastan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan, est théoriquement indépendante de toute grande puissance d’Europe ou d’Asie. Un vide de puissance existe ainsi désormais en cette Asie centrale, que convoitent les Etats-Unis, la Chine, l’Iran et la Turquie, au nom de concepts tour à tour anti-russes, panasiatiques, panislamistes ou pantouraniens. Les Etats-Unis parlent tout à la fois, avec Zbigniew Brzezinski, de « Route de la Soie » (« Silk Road »), et, avec d’autres stratégistes, de « Greater Middle East », comme nouveau débouché potentiel pour une industrie américaine enrayée dans ses exportations en Europe, avec l’émergence d’une UE à 75% autarcique, et en Amérique ibérique avec l’avènement du Mercosur et d’autres regroupements politico-économiques.

Vu la population turcophone des anciennes républiques musulmanes d’Asie centrale, cet espace, hautement stratégique, ne partage plus aucune racine, ni culturelle ni linguistique, avec l’Europe ou avec la Russie. Un barrage turcophone et islamisé s’étend de l’Egée à la Muraille de Chine, empêchant le regroupement de puissances à matrice européenne: l’Europe, la Russie, la Perse et l’Inde. La conscience de ce destin raté n’effleure même pas l’immense majorité des Européens, Russes, Perses et Indiens.

L’idée-force qui doit, tout à la fois, ressouder l’espace jadis dominés par les Tsars, de Catherine II à Nicolas II, et donner une conscience historique aux peuples européens, ou d’origine européenne, ou aux peuples d’aujourd’hui qui se réfèrent à un passé historique et mythologique européen, est celle d’un eurasisme indo-européanisant. Cet eurasisme trouve son origine dans la geste des vagues successives de cavaliers et de charistes, dites « proto-iraniennes », parties de l’ouest de l’Ukraine actuelle pour se répandre en Asie centrale entre 1800 et 1550 avant J. C. Deux historiens et cartographes nous aident à comprendre cette dynamique spatiale, à l’aurore de notre histoire: le Britannique Colin McEvedy (1) et le Suisse Jacques Bertin (2).

L’aventure des cavaliers indo-européens dans la steppe centre-asiatique

Pour McEvedy, la césure dans le bloc indo-européen initial, dont le foyer primordial se situe en Europe centrale, survient vers 2750 av. J. C. quand le groupe occidental (cultures de Peterborough et de Seine-Oise-Marne) opte pour un mode de vie principalement sédentaire et le groupe oriental, de l’Elbe à la Mer d’Aral, pour un mode de vie semi-nomade, axé sur la domestication du cheval. Bien que la linguistique contemporaine opte pour une classification des langues indo-européennes plus subtile et moins binaire, reposant sur la théorie des ensembles, McEvedy retient, peu ou prou, l’ancienne distinction entre le groupe « Satem » (oriental: balto-slave, aryen-iranien-avestique, aryen-sanskrit-védique) et le groupe « Centum » (occidental: italique, celtique, germanique), selon le vocable désignant le chiffre « 100 » dans ces groupes de langues. Pour McEvedy, à cette même époque (-2750), un bloc hittite commence à investir l’Asie Mineure et l’Anatolie; le groupe tokharien, dont la langue est « indo-européenne occidentale », s’installe en amont du fleuve Syr-Daria, en direction de la « Steppe de la Faim » et à proximité des bassins du Sari-Sou et du Tchou. Récemment, l’archéologie a exhumé des momies appartenant aux ressortissants de ce peuple indo-européen d’Asie centrale et les a baptisées « Momies du Tarim ». A cette époque, les peuples indo-européens orientaux occupent toute l’Ukraine, tout l’espace entre Don et Volga, de même que la « Steppe des Kirghiz », au nord de la Caspienne et de la Mer d’Aral. De là, ils s’élanceront vers 2250 av. J. C. au delà de l’Aral, tandis que les Tokhariens entrent dans l’actuel Sinkiang chinois et dans le bassin du Tarim, à l’époque assez fertile. La « Terre du Milieu » de John Halford Mackinder a donc été d’abord indo-européenne avant de devenir altaïque et/ou turco-mongole. A partir de 1800 av. J. C., ils font mouvement vers le Sud et pénètrent en Iran, servant d’aristocratie guerrière, cavalière et chariste, à des peuples sémitiques ou élamo-dravidiens. Vers 1575 av. J. C., ils encadrent les Hourrites caucasiens lors de leurs conquêtes au Proche-Orient et en Mésopotamie, pénètrent dans le bassin de l’Indus et dans le Sinkiang et le Gansou.

Ces peuples domineront les steppes centre-asiatiques, des Carpathes à la Chine jusqu’à l’arrivée des Huns d’Attila, au IV° siècle de l’ère chrétienne. Cependant, les empires sédentaires et urbanisés du « rimland », pour reprendre l’expression consacrée, forgée en 1904 par Mackinder, absorberont très tôt le trop plein démographique de ces cavaliers de la steppe: ce seront surtout les Perses, Parthes et Sassanides qui les utiliseront, de même que les Grecs qui auront des mercenaires thraces et scythes et, plus tard, les Romains qui aligneront des cavaliers iazyges, roxolans et sarmates. Cette réserve militaire et aristocratique s’épuisera progressivement; pour Jacques Bertin, l’expansion vers l’Océan Pacifique de ces peuples cavaliers sera contrecarrée par des bouleversements climatiques et un assèchement graduel de la steppe, ne permettant finalement plus aucune forme, même saisonnière, de sédentarité. A l’Est, le premier noyau mongol apparaît entre 800 et 600 av. J. C., notamment sous la forme de la culture dite « des tombes à dalles ».

Le reflux vers l’ouest

Les peuples cavaliers refluent alors principalement vers l’Ouest, même si les Yuezhi (on ne connaît plus que leur nom chinois) se heurtent encore aux Mongols et à la Chine des Qin. La pression démographique des Finno-Ougriens (Issédons) et des Arimaspes de l’Altaï et la détérioration générale des conditions climatiques obligent les Scythes à bousculer les Cimmériens d’Ukraine. Quelques éléments, après avoir bousculé les Zhou chinois, se seraient retrouvés en Indochine, à la suite de ce que les archéologues nomment la « migration pontique ». De 600 à 200 av. J.C., la culture mongole-hunnique des « tombes à dalles » va accroître, graduellement et de manière non spectaculaire, son « ager » initial. Vers –210, les tribus mongoles-hunniques forment une première confédération, celle des Xiongnu, qui font pression sur la Chine mais bloquent définitivement l’expansion des cavaliers indo-européens (Saces). C’est là que commence véritablement l’histoire de l’Asie mongole-hunnique. Vers 175 av. J.C., les Xiongnu dirigés par Mao-Touen, véritables prédécesseurs des Huns, s’emparent, de tout le Gansu, chassent les Yuezhi indo-européens et occupent la Dzoungarie. La vaste région steppique entourant le Lac Balkach cesse d’être dominée par des peuples indo-européens. La Chine intervient et bat la Confédération des Xiongnu, donnant aux empires romain et parthe un répit de quelques centaines d’années.

Le potentiel démographique indo-européen des steppes se fonde dans les empires périphériques, ceux du « rimland »: les Sarmates de l’Ouest, connus sous les noms de Roxolans et de Iazyges s’installent en Pannonie et, après un premier choc avec les Légions de l’Urbs, deviendront des « foederati » et introduiront les techniques de la cavalerie dans l’armée romaine et, partant, dans toutes les régions de l’Empire où ils seront casernés. L’épopée arthurienne découlerait ainsi d’une matrice sarmate. Les Alains, ancêtres des Ossètes, entrent en Arménie. Les Yuezhi envahissent l’Inde et y fondent l’Empire Kusana/Kouchan. De l’an 1 à l’an 100, trois blocs impériaux de matrice indo-européenne se juxtaposent sur le rimland eurasien, face aux peuples hunniques désorganisés par les coups que lui ont porté les armées chinoises de Ban Chao, qui poussent jusqu’en Transoxiane. Nous avons l’Empire romain qui inclut dans ses armées les « foederati » sarmates. Ensuite, l’Empire perse qui absorbe une partie des peuples indo-européens de la steppe centre-asiatique, dont les Scythes, qu’il fixera dans la province du Sistan. Enfin l’Empire kouchan, sous l’impulsion des tribus yuezhi réorganisées, englobe toutes les terres de l’Aral au cours moyen du Gange, l’Afghanistan et le Pakistan actuels et une vaste portion de l’actuel Kazakhstan.

Les Huns arrivent dans l’Oural et dans le bassin de la Volga

Au cours du II° siècle de l’ère chrétienne, les Xianbei, issus des forêts, deviennent le peuple dominant au nord de la Mandchourie, provoquant une bousculade de peuples, disloquant les restes des Xiongnu qui, d’une part, entrent en Chine, et d’autre part, se fixent en Altaï, patrie des futurs peuples turcs (les « Tujue » des chroniques chinoises). Les Huns arrivent dans l’Oural, approchent du bassin de la Volga et entrent ainsi dans les faubourgs immédiats du foyer territorial originel des peuples indo-européens que l’archéologue allemand Lothar Kilian situe du Jutland au Don, les peuples préhistoriques et proto-historiques se mouvant sur de vastes territoires, nomadisme oblige. Thèse qu’adopte également Colin McEvedy.

En 285, les derniers Tokhariens font allégeance aux empereurs de Chine. Sassanides zoroastriens et Kouchans bouddhistes s’affrontent, ce qui conduit au morcellement de l’ensemble kouchan et, ipso facto, à la fragilisation de la barrière des Empires contre les irruptions hunniques venues de la steppe. Chahpour II, Empereur perse, affronte les Romains et les restes des Kouchans. L’Empereur Julien meurt en Mésopotamie en 373 face aux armées sassanides. Dans la patrie originelle des peuples hunniques-mongols, les Ruan Ruan bousculent les Xianbei qui refluent vers l’ouest, bousculant les Turcs, ce qui oblige les Huns à franchir la steppe sud-ouralienne et à se heurter en 375 aux Alains et aux Goths. Le glas de l’Empire romain va sonner. Les Huns ne seront arrêtés qu’en Champagne en 451 (Bataille des Champs Catalauniques). Les Kouchans, désormais vassaux des Sassanides, doivent céder du terrain aux Hephtalites hunniques. Les Tokhariens se soumettent aux Gupta d’Inde.

D’Urbain II à l’échec de la huitième Croisade

La chute de l’Empire romain, les débuts chaotiques de l’ère médiévale signalent un ressac de l’Europe, précisément parce qu’elle a perdu l’Asie centrale, le contact avec la Perse et la Chine. L’émergence de l’islam va accentuer le problème en redonnant vie et virulence à la matrice arabique des peuples sémitiques. L’invasion de l’Anatolie byzantine par les Seldjouks au XI° siècle va provoquer une première réaction et enclencher une guerre de près de 900 ans, brièvement interrompue entre la dernière guerre de libération balkanique en 1913 et l’ère de la décolonisation. Le pape Urbain II, dans son discours de Clermont-Ferrand (1095) destiné à galvaniser la noblesse franque pour qu’elle parte en croisade, évoque nettement « l’irruption d’une race étrangère dans la Romania », prouvant que l’on raisonnait encore en terme de « Romania », c’est-à-dire d’impérialité romaine, cinq ou six cents ans après la chute de l’Empire romain d’Occident. En 1125, Guillaume de Malmesbury, dans sa « Gesta Regum », déplore que la « chrétienté », donc l’Europe, ait été chassée d’Asie et d’Afrique et que, petite en ses dimensions, elle est constamment harcelée par les Sarazins et les Turcs, qui veulent l’avaler toute entière. Les propos de Guillaume de Malmesbury expriment fort bien le sentiment d’encerclement que ressentaient les Européens de son époque, un sentiment qui devrait réémerger aujourd’hui, où les peuples de la périphérie ne cachent pas leur désir de grignoter notre territoire et/ou de l’occuper de l’intérieur par vagues migratoires ininterrompues, en imaginant que notre ressac démographique est définitif et inéluctable.

L’épopée des Croisades ne s’achève pas par l’échec total de la huitième croisade, prêchée par Urbain IV en 1263 et où meurt Saint Louis (1270). La chute d’Acre en 1291 met fin aux Etats latins d’Orient: seul ultime sursaut, la prise de Rhodes en 1310, confiée ensuite aux Hospitaliers. Détail intéressant: en 1274, Grégoire X, successeur d’Urbain IV, tentera en vain d’unir les empires du rimland en un front unique: les Mongols de Perse, les Byzantins et les Européens catholiques (3). Les guerres contre les Ottomans à partir du XIV° siècle et le fiasco de Nicopolis en 1396, à la suite de la défaite serbe du Champs des Merles en 1389, sont des guerres assimilables à des croisades. Le XV° siècle ne connaît pas de répit, avec la défaite européenne de Varna en 1444, prélude immédiat de la chute de Constantinople en 1453. Les XVI° et XVII° siècles verront l’affrontement entre l’Espagne d’abord, l’Autriche-Hongrie ensuite, et les Ottomans. La défaite des Turcs devant Vienne en 1683, puis la Paix de Karlowitz en 1699, scellent la fin de l’aventure ottomane et le début de l’expansion européenne. Ou, plus exactement, le début d’une riposte européenne, enfin victorieuse depuis les premiers revers des Saces.

Les Portugais contournent l’Afrique et arrivent dans l’Océan Indien

Deux réactions ont cependant été déterminantes: d’abord, l’avancée des Russes sur terre, séparant les Tatars de Crimée du gros de la Horde d’Or et du Khanat de Sibir par la conquête du cours de la Volga jusqu’à la Caspienne. Le réveil de la Russie indique le retour d’un peuple indo-européen dans l’espace steppique au sud de l’Oural et un reflux des peuples hunniques et mongols. La Russie poursuivra la conquête jusqu’au Pacifique en deux siècles. Puis reprendra toute l’Asie centrale. Nous avons affaire là au même eurasisme que celui des Proto-Iraniens à l’aurore de notre histoire. Ensuite, deuxième réaction, la conquête portugaise des eaux de l’Atlantique sud et de l’Océan Indien. Elle commence par une maîtrise et une neutralisation du Maroc, d’où disparaissent les Mérinides, remplacés par les Wattasides qui n’ont pas eu les moyens d’empêcher les Portugais de contrôler le littoral marocain. A partir de cette côte, les Portugais exploreront tout le littoral atlantique de l’Afrique avec Cabral et franchiront le Cap de Bonne Espérance avec Vasco de Gama (1498). Les Européens reviennent dans l’Océan Indien et battent la flotte des Mamelouks d’Egypte au large du Goujarat indien. La dialectique géopolitique de l’époque consiste, peut-on dire, en une alliance de l’eurasisme européanisant des Russes et de l’indisme thalassocratique des Portugais qui prennent un Empire musulman du rimland en tenaille, une empire à cheval sur trois continents: l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Le tandem Ottomans-Mamelouks disposait effectivement de fenêtres sur l’Océan Indien, via la Mer Rouge et le Golfe Persique et était en quelque sorte « hybride », à la fois tellurique, avec ses armées de janissaires dans les Balkans, et thalassocratique par son alliance avec les pirates barbaresques de la côte septentrionale de l’Afrique et avec les flottes arabe et mamelouk de la Mer Rouge. Les Portugais ont donc réussi, à partir de Vasco de Gama à parfaire une manoeuvre d’encerclement maritime du bloc islamique ottoman et mamelouk, puisque les entreprises terrestres que furent les croisades et les expéditions malheureuses de Nicopolis et de Varna avaient échoué face à l’excellence de l’organisation militaire ottomane. Les héritiers d’Henri le Navigateur, génial précurseur du retour des Européens sur les mers du monde, ont réduit à néant, par leur audace, le sentiment d’angoisse des Européens devant l’encerclement dont ils étaient les victimes depuis l’irruption des Seldjouks dans cette partie de la Romania, qui était alors byzantine.

L’indisme thalassocratique et l’eurasisme tellurique/continental sont alors alliés, en dépit du fait que les Portugais sont catholiques et honorent le Pape de Rome et que les Russes se proclament les héritiers de Byzance, en tant que « Troisième Rome », depuis la chute de Constantinople en 1453. Après les succès flamboyants d’Albuquerque entre 1503 et 1515 et la pénétration du Pacifique, les Portugais s’épuiseront, ne bénéficieront plus de l’apport de marins hollandais après le passage des Provinces-Unies des Pays-Bas au calvinisme ou au luthérisme; les Hollandais feront brillamment cavaliers seuls avec leur « Compagnie des Indes Orientales » fondée en 1602, s’empareront de l’Insulinde, deviendront pendant les deux tiers du XVII° une puissance à la fois « indiste » et atlantiste, et même partiellement pacifique vu ses comptoirs au Japon, mais ne disposant que d’une base métropolitaine bien trop exigüe, ils cèderont graduellement le gros de leurs prérogatives aux Anglais dans l’Océan Indien et autour de l’Australie.

Le premier « atlantisme » ibérique: un auxiliaire du dessein « alexandrin »

L’atlantisme naît évidemment de la découverte des Amériques par Christophe Colomb en 1492. Mais l’objectif premier des puissances européennes, surtout ibériques, sera d’exploiter les richesses du Nouveau Monde pour parfaire un grand dessein romain et « alexandrin », revenir en Méditerranée orientale, reprendre pied en Afrique du Nord, libérer Constantinople et ramener l’Anatolie actuelle dans le giron de la « Romania ». Le premier atlantisme ibérique n’est donc que l’auxiliaire d’un eurasisme « croisé » ibérique et catholique, allié à la première offensive de l’eurasisme russe, et portée par un dessein « alexandrin », qui espère une alliance euro-perse. Une telle alliance aurait reconstitué le barrage des empires contre la steppe turco-hunnique, alors que les empires antérieurs, ceux de l’antiquité, se nourrissaient de l’énergie des cavaliers de la steppe quand ceux-ci étaient indo-européens.

L’atlantisme proprement dit, détaché dans un premier temps de tout projet continentaliste eurasien, nait avec l’avènement de la Reine Elisabeth I d’Angleterre. Elle était la fille d’Anne Boleyn, deuxième épouse d’Henri VIII et pion du parti prostestant qui avait réussi à évincer la Reine Catherine, catholique et espagnole. Après la décollation d’Anne Boleyn, la jeune Elisabeth ne devait pas monter directement sur le trône à la mort de son père: son demi-frère Edouard VI succède à Henri VIII, puis, à la mort prématurée du jeune roi, sa demi-soeur Marie Tudor, fille de Catherine d’Espagne, qui déclenche une virulente réaction catholique, ramenant l’Angleterre, pendant cinq ans dans le giron catholique et l’alliance espagnole (1553-1558). Le décès prématuré de Marie Tudor amène Elisabeth I sur le trône en 1558; elle y restera jusqu’en 1603: motivée partiellement par l’ardent désir de venger sa mère, la nouvelle reine enclenche une réaction anti-catholique extrêmement violente, entraînant une cassure avec le continent qui ne peut être compensée que par une orientation nouvelle, anglicane et protestante, et par une maîtrise de l’Atlantique-Nord, avec la colonisation progressive de la côte atlantique, prenant appui sur la réhabilitation de la piraterie anglaise, hissée au rang de nouvelle noblesse après la disparition de l’ancienne aristocratie et chevalerie anglo-normandes suite à la Guerre des Deux Roses, à la fin du XV° siècle (4).

L’expansion anglaise en Amérique du Nord

C’est donc une vendetta familiale, un schisme religieux et une réhabilitation de la piraterie qui créeront l’atlantisme, assorti d’une volonté de créer une culture ésotérique différente de l’humanisme continental et catholique. Elle influence toujours, dans la continuité, les linéaments ésotériques de la pensée des élites anglo-saxonnes (5), notamment ceux qui, en sus du puritanisme proprement dit, sous-tendent la théologie politique américaine. Sous le successeur faible d’Elisabeth commence la colonisation de l’Amérique du Nord, par la fondation d’un premier établissement en 1607 à Jamestown. Elle sera complétée par l’annexion des comptoirs hollandais en 1664, dont « Nieuw Amsterdam » qui deviendra New York. L’inclusion du Delaware et des deux Carolines permet l’occupation de tout le littoral atlantique des futurs Etats-Unis. En 1670, l’Angleterre patronne la fondation de l’Hudson Bay Company qui lui permet de coincer la « Nouvelle-France », qui s’étend autour de Montréal, entre les Treize colonies et cette portion importante de l’hinterland du futur territoire canadien. Les liens avec l’Angleterre et l’immigration homogène et massive de Nord-Européens font de l’Atlantique-Nord un lac britannique et le socle d’une future puissance pleinement atlantique.

L’Angleterre en s’emparant de la totalité du Canada par le Traité de Paris en 1763 consolide sa puissance atlantique. Mais les jeux ne sont pas encore faits: lors de la révolte des « Treize colonies » en 1776, les flottes alliées de la France, de l’Espagne et de la Hollande volent au secours des insurgés américains et délogent les Anglais qui, dans les décennies suivantes, redeviendront une puissance principalement indienne, c’est-à-dire axée sur la maîtrise de l’Océan Indien. A partir du développement de la flotte russe sous Catherine la Grande, la Russie devient une menace pour l’Inde et surtout pour la route maritime qui y mène. Quand le Tsar Paul I propose à Napoléon Bonaparte de marcher de conserve, à travers la steppe, vers l’Inde, source de la puissance anglaise, en bousculant la Perse, Londres focalise toute son attention sur le maintien de son hégémonie sur le sous-continent indien et met en sourdine son ancienne vocation atlantique. C’est le « Grand Jeu », le « Great Game » disent les historiens anglo-saxons, qui oppose, d’une part, une thalassocratie maîtresse de l’Océan Indien et de la Méditerranée, avec un appendice atlantique, comprenant le Canada comme réserve de matières premières et quelques comptoirs africains sur la route des Indes avant le creusement du Canal de Suez, et, d’autre part, une puissance continentale, tellurique, qui avance lentement vers le Sud et reconquiert la steppe d’Asie centrale sur les peuples turcs qui l’avaient enlevée aux Yuezhi, Saces, Tokhariens et Sarmates. Du coup, la Russie des Tsars devient l’héritière et la vengeresse de ces grands peuples laminés par les invasions hunniques, turques et mongoles. La Russie des Tsars développe donc un eurasisme indo-européanisant et se heurte à une thalassocratie qui a hérité de la stratégie de contournement des Portugais de la fin du XV° et du début du XVI° siècle. Mais cette stratégie de contournement est nouvelle, n’a pas de précédent dans l’histoire, ne s’identifie ni à l’Europe continentale ni à une Romania, disparue mais hissée au rang d’idéal indépassable, ni à un catholicisme qui en exprimerait l’identité sous des oripeaux chrétiens (comme dans le discours d’Urbain II ou le texte de Guillaume de Malmesbury). Le choc de cette thalassocratie et du continentalisme russe va freiner, enrayer et empêcher le parachèvement plein et entier d’un eurasisme indo-européanisant.

L’affrontement entre l’Empire continental des Tsars et l’Empire maritime des Britanniques

L’affrontement entre la thalassocratie anglaise et le continentalisme russe débute dès les premières conquêtes de Nicolas I, qui règna de 1825 à 1855 et consolida les conquêtes d’Alexandre I dans le Caucase, tout en avançant profondément dans les steppes du Kazakhstan, entre 1846 et 1853. Nicolas I désenclave également la Mer Noire, en fait un lac russe: alarmée, l’Angleterre fait signer une convention internationale en 1841, interdisant le franchissement des détroits pour tout navire de guerre non turc. Elle avait soutenu le Sultan contre le Pacha d’Egypte, Mehmet Ali, appuyé par la France. En 1838, elle s’installe à Aden, position stratégique clef dans l’Océan Indien et à la sortie de la Mer Rouge. C’est le début d’une série de conquêtes territoriales, en réponse aux avancées russes dans le Kazakhstan actuel: sont ainsi absorbés dans l’Empire thalassocratique anglais, le Baloutchistan en 1876 et la Birmanie intérieure en 1886. Pour contrer les Russes au nord de l’Himalaya, une expédition est même lancée en direction du Tibet en 1903.

Dans ce contexte, la Guerre de Crimée (1853-1855), suivie du Traité de Paris (1856), revêt une importance toute particulière. L’Angleterre entraîne la France de Napoléon III et le Piémont-Sardaigne dans une guerre en Mer Noire pour soutenir l’Empire ottoman moribond que la Russie s’apprête à absorber. Les intellectuels russes, à la suite de cette guerre perdue, vont cultiver systématiquement une méfiance à l’égard de l’Occident, posé comme libéral, « dégénéré » et « sénescent », sans pour autant abandonner, dans les cinq dernières décennies du XIX° leur eurasisme indo-européanisant: l’obsession du danger « mongol », qualifié de « panmongoliste », demeure intacte (6). L’Orient de ces intellectuels orthodoxes et slavophiles est russe et byzantin, les référents demeurent donc de matrice grecque-chrétienne et européenne. Dans ce contexte, Vladimir Soloviev prophétise une future nouvelle invasion « mongole » en 1894, à laquelle la Russie devra faire face sans pouvoir compter sur un Occident décadent, prêt à trahir son européanité. Neuf ans plus tard, la défaite russe de Tchouchima laisse entrevoir que cette prophétie était juste, du moins partiellement.

La thématique du « péril panmongol » dans la littérature russe

Gogol, dans deux récits fantastiques, « Le portrait » et « Une terrible vengeance », aligne des personnages de traîtres, dont l’anti-héros Petromihali, qui infusent dans l’âme russe des perversités asiatiques et les préparent ainsi à la soumission. Dostoïevski, dans « La légende de l’Antéchrist », faire dire à son « Grand Inquisiteur » que le Christ, auquel la Russie doit s’identifier jusqu’à accepter le martyre, a eu tort de refuser une « monarchie universelle » à la Gengis Khan ou à la Tamerlan. Satan l’a proposée au Christ, et le « Grand Inquisiteur » qui est une incarnation du Malin sous le déguisement d’un dignitaire de l’Eglise du Fils de Dieu, reproche au Christ, revenu sur Terre et qu’il va juger, d’avoir refusé ce pouvoir absolu, séculier et non spirituel. La Russie doit donc refuser un pouvoir de type asiatique, rester fidèle à ses racines européennes et chrétiennes, c’est-à-dire à une liberté de l’âme, à une liberté intérieure qui se passe de l’Etat ou, du moins, ne le hisse pas au rang d’idole absolue car, sinon, l’humanité entière connaîtra le sort peu enviable de la « fourmilière rassassiée ». La liberté scythe et cosaque, en lutte contre les ténèbres asiatiques, doit prévaloir, se maintenir envers et contre tout, même si elle n’est plus qu’une petite flamme ténue. Plus tard, le « totalitarisme » communiste et les dangers impitoyables du « panmongolisme », annoncés par Soloviev, fusionneront dans l’esprit de la dissidence, jusqu’à l’oeuvre de Soljénitsyne. Dimitri Merejkovski ira même plus loin: le monde « s’enchinoisera », l’Europe sombrera dans la veulerie et la léthargie et le monde entier basculera dans un bourbier insondable de médiocrité. « L’enchinoisement », craint par Merejkovski, peut certes s’interpéréter de multiples manières mais une chose est certaine: il implique un oubli dramatique de l’identité même de l’homme de qualité, en l’occurrence de l’homme russe et européen, oubli qui condamne l’humanité entière à une sortie hors de l’histoire et donc à une plongée dans l’insignifiance et la répétition stérile de modes de comportement figés et stéréotypés. En ce sens, la figure du « Chinois » est métaphorique, tout aussi métaphorique qu’elle le sera chez un Louis-Ferdinand Céline après 1945.

Jusqu’à la révolution bolchevique, l’eurasisme russe demeure indo-européanisant: il reste dans la logique de la reconquête de l’espace scythique-sarmate, « proto-iranien » dirait-on de nos jours. La Russie est revenue dans les immensités sibériennes et centre-asiatiques: ce n’est pas pour en être délogée comme en furent délogés les peuples cavaliers, à partir du déploiement de la puissance de la Confédération des Xiongnu. Toutefois cet anti-asiatisme, réel ou métaphorique, et cette volonté d’être européen sur un mode non plus repu, comme les Occidentaux, mais sur un mode énergique et héroïque, ne touche pas l’ensemble de la pensée stratégique russe: au lendemain de la Guerre de Crimée, où le Tsar Nicolas I avait délibérément voulu passer sur le corps de l’Empire Ottoman pour obtenir une « fenêtre » sur la Méditerranée, Konstantin Leontiev suggère une autre stratégie. Il vise une alliance anti-moderne des chrétiens orthodoxes et des musulmans contre le libéralisme et le démocratisme modernes, diffusés par les puissances occidentales. On ne déboulera pas sur les rives de l’Egée par la violence, en allant soutenir des nationalismes balkaniques ou helléniques entachés de modernisme occidental, mais en soutenant plutôt la Sublime Porte contre les subversions intérieures qui la minent, de façon à apaiser toutes les tensions qui pourraient survenir dans le vaste espace musulman et turcophone fraîchement conquis en Asie centrale et à obtenir des concessions portuaires et navales en Egée et en Méditerranée orientale, tout en annulant les contraintes des traîtés fomentés par l’Angleterre pour bloquer le passage des Détroits. Leontiev suggère dès lors une alliance entre Russes et Ottomans, qui constituerait un bloc de Tradition contre le modernisme occidental. Cette idée, conservatrice, est reprise aujourd’hui par les néo-eurasistes russes.

L’idée de Leontiev peut bien sûr se conjuguer à certaines visions de l’anti-mongolisme littéraire, surtout si elle vise, comme ennemi premier, le libéralisme et le positivisme occidentaux, pendants néo-kantiens de l’immobilisme « jaune », qui engourdissent les âmes. Avec la révolution bolchevique et la rupture avec l’Occident qui s’ensuivit, l’anti-asiatisme va s’estomper et, comme la nouvelle URSS est de facto une synthèse d’Europe et d’Asie, on élaborera, dans un premier temps, « l’idée scythe ». Les « Scythes », dans cette optique, sont les « Barbares de l’Ouest » dans l’espace russo-sibérien, tandis que les « Barbares de l’Est » sont les cavaliers turco-mongols. On ne spécule plus sur les différences raciales, posées comme fondamentales dans l’eurasisme indo-européanisant, mais sur les points communs de cette civilisation non urbanisée et non bourgeoise, qui abhorre la quiétude et portera l’incendie révolutionnaire dans le monde entier, en balayant toutes les sociétés vermoulues. Du « scythisme », dont le référent est encore un peuple indo-européen, on passe rapidement à un idéal fusionniste slavo-turc voire slavo-mongol, qui unit dans une même idéologie fantasmagorique tous les peuples de l’URSS, qu’ils soient slaves-scythes ou turco-mongols.

Du scythisme des années 20 au néo-eurasisme actuel

Jusqu’à l’effondrement de l’Union Soviétique, l’élément slave et scythe reste implicitement dominant. Quand les républiques musulmanes centre-asiatiques de l’éphémère CEI obtiennent une indépendance pleine et entière, la Russie perd tous les glacis conquis par les Tsars de Catherine la Grande à Nicolas II. Le néo-eurasisme est une réaction face à la dislocation d’un bloc qui fut puissant: il cherche à rallier tous ceux qui en ont fait partie au nom d’une nouvelle idéologie partagée et à constituer ainsi un ersatz à l’internationalisme communiste défunt.

D’un point de vue eurasiste indo-européanisant, cette position peut se comprendre et s’accepter. Le néo-eurasisme refuse de voir se reconstituer, dans les steppes centre-asiatiques, un môle anti-russe, porté par un nouveau panmongolisme, un pantouranisme, un panislamisme ou une idéologie occidentaliste. L’eurasisme indo-européanisant, le « scythisme » des premières années du bolchevisme et le néo-eurasisme actuel, dont la version propagée par Alexandre Douguine (7) ont pour point commun essentiel de vouloir garder en une seule unité stratégique l’aire maximale d’expansion des peuples indo-européens, en dépit du fait qu’une portion majeure, stratégiquement primordiale, de cette aire soit occupée désormais par des peuples turcophones islamisés, dont le foyer originel se trouve sur le territoire de l’ancienne culture dite des « tombes à dalles » ou dans l’Altaï et dont la direction migratoire traditionnelle, et donc la cible de leurs attaques, porte dans l’autre sens, non plus d’ouest en est, mais d’est en ouest.

L’idéologie néo-eurasienne, avec sa volonté de consolider un bloc russo-asiatique, s’exprime essentiellement dans les stratégies élaborées par le Groupe de Changhaï et dans les réponses que celui-ci apporte aux actions américaines sur la masse continentale eurasienne.

L’expansion « bi-océanique » des Etats-Unis au XIX° siècle

Face à cet eurasisme, qui se conjugue en trois modes (indo-européanisant, scythique et russo-turco-mongol), qu’en est-il exactement de l’atlantisme, posé comme son adversaire essentiel sinon métaphysique? A l’aube du XIX° siècle, les « Treize colonies » américaines, qui ont fraîchement acquis leur indépendance face à l’Angleterre, ne possèdent pas encore un poids suffisant pour s’opposer aux puissances européennes. Leur premier accroissement territorial vient de l’acquisition de la Louisiane, qui leur donne une plus grande profondeur territoriale sur le continent nord-américain. En Europe, l’effondrement du système napoléonien fait éclore, avec le Traité de Vienne de 1815, qui ménage la France redevenue royale, une « Sainte-Alliance » ou une « Pentarchie » qui est, ipso facto, eurasienne. La « Pentarchie » s’étend, de fait, de l’Atlantique au Pacifique, puisque la Russie du Tsar Alexandre I en fait partie, en constitue même la masse territoriale la plus importante. On oublie trop souvent que l’Europe a été eurasienne et que l’eurasisme n’est pas une lubie nouvelle, imaginée par des intellectuels en mal d’innovation à la suite de la chute du Mur de Berlin et de la disparition du système soviétique. La Pentarchie, système unifiant l’Europe, n’a pas duré longtemps mais elle a existé et rendu notre sous-continent et la Russie-Sibérie inviolables et invincibles. Elle est par conséquent un modèle à imiter, une situation idéale à restaurer.

Face à ce bloc euro-pentarchique, en apparence inexpugnable, les Etats-Unis se sentent minorisés, craignent pour leur subsistance et, par une audace inouïe, leur Président, James Monroe proclame sa célèbre Doctrine en 1823 en imaginant, dans un premier temps, que le monde sera divisé en un « ancien monde » et un « nouveau monde », dont il s’agira d’interdire l’accès à toutes les puissances de la Pentarchie et à l’Espagne, où elle était intervenue pour rétablir l’ordre (8). La proclamation de la Doctrine de Monroe est un premier grand défi au bloc pentarchique eurasiatique, avant même que les Etats-Unis ne soient devenus une puissance bi-océanique, à la fois atlantique et pacifique. Ils ne possèdent pas encore, en 1823, le Texas, le Nouveau-Mexique, la Californie et l’Alaska. En 1848, suite à la défaite du Mexique, ils deviennent bi-océaniques, ce qui revient à dire qu’ils ne sont pas exclusivement « atlantistes » mais constituent aussi une puissance intervenante dans les immensités du plus grand océan de la planète. Déjà, certains sénateurs envisagent de réorganiser la Chine pour qu’elle devienne le premier débouché des Etats-Unis et de leur industrie naissante. Le Commodore Matthew C. Perry, dès 1853-54, force, sous la menace, le Japon à s’ouvrir au commerce américain: première manifestation musclée d’une volonté claire et nette de dominer le Pacifique, contre les pays riverains du littoral asiatique de ce grand océan. Il faudra attendre la guerre hispano-américaine de 1898 pour que les Etats-Unis s’emparent d’un territoire insulaire face à l’Asie, en l’occurrence les Philippines, pour donner du poids à leurs revendications. Sous la présidence de Théodore (Teddy) Roosevelt, les Etats-Unis jettent les bases, non d’un atlantisme, mais d’un mondialisme offensif. L’instrument de cette politique mondialiste sera la flotte que l’Amiral Alfred Thayer Mahan appelle à constituer pour que les Etats-Unis puissent faire face, avec succès, au reste du monde. En 1912, Homer Lea, officier américain formé à Westpoint mais démis de ses fonctions pour raisons de santé, théorisera, immédiatement après John Halford Mackinder, les règles de l’endiguement de l’Allemagne et de la Russie, avant même que l’alliance anglo-américaine ne soit devenue une réalité.

Une thalassocratie pluri-océanique

Avec Teddy Roosevelt et avec Mackinder, nous avons affaire, dans la première décennie du XX° siècle à un mondialisme thalassocratique américain, maître depuis 1898 des Caraïbes et de la « Méditerranée américaine », mais sans aucune présence dans l’Océan Indien, et à une thalassocratie britannique, présente dans l’Atlantique Nord, dans l’Atlantique Sud (où l’Argentine est un de ses débouchés), dans l’Océan Indien et dans le Pacifique Sud. La puissance découle des capacités des marines de guerre et des fameux « dreadnoughts », mais elle est toujours au moins bi-océanique, sinon pluri-océanique. Les Centraux en 1918 et l’Axe en 1945 perdent la guerre parce qu’ils ne maîtrisent aucune mer, même pas la Méditerranée, la Mer du Nord et les zones chevauchant l’Atlantique Nord et l’Océan Glacial Arctique, puisque Malte, Gibraltar, Chypre et l’Egypte (avec Suez) resteront toujours aux mains des Britanniques et que le trafic maritime des « liberty ships », en dépit des pertes infligées par les sous-marins allemands, ne sera jamais interrompu entre l’Amérique du Nord et le port soviétique de Mourmansk. La seconde guerre mondiale est une lutte entre, d’une part, les thalassocraties anglo-saxonnes maîtresses des océans et alliées à la puissance eurasiatique soviétique, et, d’autre part, une péninsule européenne riche mais dépourvue d’une réelle puissance navale, alliée à un archipel du Pacifique, surpeuplé et dépourvu de matières premières.

Le terme d’atlantisme apparaît lors des accords entre Churchill et Roosevelt, scellés au beau milieu de l’Océan en 1941. En 1945, l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale forment un ensemble, qui deviendra l’OTAN, une alliance centrée sur l’Atlantique-Nord, que l’on qualifiera rapidement, dans les écrits polémiques, d’ « atlantisme ». Mais l’Atlantique, en tant qu’espace océanique, est-il si déterminant que cela dans les atouts, multiples et variés, qui confèrent aujourd’hui la puissance aux Etats-Unis? Non. Car, si la puissance de la Russie, des Tsars à la perestroïka, repose, comme l’avait constaté Mackinder en 1904, sur la possession de la « Terre du Milieu », celle de l’Empire britannique reposait sur la maîtrise complète de l’ « Océan du Milieu », l’Océan Indien. En 1947, quand l’Inde accède à l’indépendance mais subit simultanément une partition dramatique, opposant une Inde nouvelle majoritairement hindoue à un Pakistan presque totalement musulman, l’Océan Indien, débarrassé de ses maîtres britanniques épuisés par deux guerres mondiales, entre dans une phase de neutralisation provisoire. Il est alors l’espace du non-alignement. L’Inde de Nehru, clef de voûte géographique de l’ancien arc de puissance britannique (du Cap à Perth), propage une logique politique détachée des blocs issus de la bipolarisation de la Guerre Froide. Dès les années 60, Mohammed Reza Pahlavi, Shah d’Iran, théorise l’idéal d’une « Grande Civilisation » dans l’Océan Indien, tout en multipliant les démarches diplomatiques pacifiantes avec ses voisins, y compris soviétiques. A Washington, on comprend rapidement que la Guerre Froide ne se gagnera pas en Europe, sur un front qui correspond au Rideau de Fer, mais qu’il faut endiguer l’URSS, en renouant avec la Chine, comme le fit le tandem Nixon-Kissinger au début des années 70; en tablant sur les peuples installés le long de la Route de la Soie et en éveillant les forces centrifuges au sein même de l’Union Soviétique, comme l’envisageait Zbigniew Brzezinski; en entraînant l’URSS dans le bourbier afghan; en tablant sur le fanatisme musulman pour lutter contre l’athéisme communiste et pour briser l’alternative locale proposée par le Shah d’Iran, car, en dépit des affrontements irano-américains largement médiatisés depuis la prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran au début de l’ère khomeyniste, il ne faut pas oublier que la « révolution islamiste » d’Iran a d’abord été une création des services américains, pour briser la politique énergétique du Shah, casser les relations qu’il entretenait avec l’Europe et mettre l’Iran et ses potentialités au « frigo », le plus longtemps possible. Ces stratégies avaient toutes pour but de revenir dans l’Océan Indien et dans le Golfe Persique. Elles ont contribué à la reconquête de l’Océan Indien et fait des Etats-Unis une puissance désormais tri-océanique.

La maîtrise de l’Océan Indien reste la clef de la puissance mondiale

La dialectique atlantisme/eurasisme, dont les néo-eurasiens russes actuels font usage dans leurs polémiques anti-américaines, oublie que l’Amérique ne tient pas sa puissance aujourd’hui de sa maîtrise de l’Atlantique, océan pacifié où ne se joue pas l’histoire qui est en train de se faire, mais de son retour offensif dans l’Océan du Milieu. L’abus du vocable « atlantiste » risque de provoquer une sorte d’illusion d’optique et de faire oublier que ce n’est pas la maîtrise des Açores, petit archipel portugais au centre de l’Atlantique, qui a provoqué la désagrégation de l’URSS, puissance eurasienne, mais la maîtrise de Diego Garcia, île au centre de l’Océan Indien, d’où partaient les forteresses volantes qui bombardaient l’Afghanistan et l’Irak. C’est au départ des forces aéronavales massées à Diego Garcia qu’adviendra peut-être le « Greater Middle East ». Si c’est le cas, l’Europe et la Russie seront condamnées à l’isolement, à n’avoir aucune fenêtre sur les espaces où s’est toujours joué, et se joue encore, le destin du monde.

Certes, l’atlantisme est, pour les Européens, une idéologie engourdissante, aussi engourdissante, sinon plus, que « l’enchinoisement », réel ou métaphorique, dénoncé par Soloviev ou Merejkovski: Danilevski, lui, parlait de l’Occident comme d’un cimetière pour les plus sublimes vertus spirituelles humaines et l’écrivain russe provocateur et contemporain, Edouard Limonov, parle, lui, d’un « Grand Hospice occidental ». Mais ce n’est pas là un problème géopolitique, c’est un problème théologique, métaphysique, philosophique et éthique. Qu’il convient d’aborder avec force et élan. Pour dégager l’humanité des torpeurs et des enlisements du consumérisme.

Robert STEUCKERS.

(fait à Forest-Flotzenberg, du 11 au 15 février 2009).

Notes:

(1) Cf. Colin McEVEDY, « The New Penguin Atlas of Ancient History », Penguin, London, 2nd ed., 2002.

(2) Cf. Jacques BERTIN, « Atlas historique universel – Panorama de l’histoire du monde », Minerva, Genève, 1997.

(3) Robert DELORT (Éd.), « Les croisades », Seuil, coll. « Points », 1988.

(4) Vicente FERNANDEZ & Dionisio A.CUETO, « Los perros de la Reina–Piratas ingleses contra España(s. XVI) »,Almena Ed.,Madrid, 2003.

(5) Frances A. YATES, « Cabbala e occultismo nell’età elisabettiana », Einaudi, Torino, 1982.

(6) Cf. Georges NIVAT, « Vers la fin du mythe russe – Essais sur la culture russe de Gogol à nos jours », Lausanne, L’Age d’Homme, 1988.

(7) Cf. Mark J. SEDGWICK, « Contre le monde moderne – Le traditionalisme et l’histoire intellectuelle secrète du XX° siècle », Ed. Dervy, Paris, 2008.

(8) Dexter PERKINS, « Storia della Dottrina di Monroe », Societa Editrice Il Mulino, Bologne, 1960.

Saint-Charles Borromée

Une grande figure de la Chrétienté

par Daniel Cologne

Carlo Borromeo naît en 1538 à Arona, dans le Nord de l’Italie. Sa statue haute de trente-trois mètres est couronnée d’une immense tête, où peuvent se tenir six personnes, qui découvrent alors le superbe panorama du lac Majeur et de son pittoresque archipel. Les îles Borromées portent le nom de l’illustre famille dont provient celui qui allait devenir un des plus influents prélats d’un XVIe siècle religieusement très agité. Par sa mère, Carlo est également un Médicis, comme son oncle Pie IV, le pape qui achèvera le concile de Trente en 1563.

Le jeune Carlo entre à la faculté de théologie de Pavie. Les murs de la cité des Visconti résonnent encore des fureurs d’une bataille célèbre en 1525. Le roi de France François 1er et l’Empereur Charles-Quint s’y affrontèrent. La victoire sourit au second nommé.

La rencontre de Charles Borromée, à peine sorti de l’Université lombarde, et du vieillissant Michel-Ange (1475-1564) revêt une valeur initiatique. Le jeune homme d’Église est désormais et pour toujours habité par le goût des Beaux-Arts.

Depuis 1545, le concile de Trente se traîne au gré de multiples interruptions. Dans sa phase finale (1562-1563), il se trouve en Charles Borromée un secrétaire d’autant plus zélé qu’il est – nous l’avons dit – le neveu du souverain pontife en exercice.

Devenu évêque de Milan, Charles Borromée tente de concrétiser le programme de Contre-Réforme dont le concile de Trente a tracé les lignes théoriques. Pour répondre à la critique protestante avec autant d’intelligence que d’efficacité, l’Église catholique romaine a besoin de prêtres bien formés sur le plan pédagogique. Charles Borromée multiplie donc la fondation de séminaires. Il peut être tenu pour un des pionniers de l’enseignement du catéchisme.

Les partisans de l’austérité calviniste ou luthérienne sont peut-être en droit de reprocher à Charles Borromée un certain penchant pour le luxe, un indéfectible attachement au train de vie aristocratique hérité de ses origines familiales. Charles Borromée n’en oublie pas pour autant les exigences caritatives du christianisme. Il visite régulièrement les léproseries de son diocèse. Il réconforte les plus démunis par des dons utiles (vêtements, nourriture), et non par de vains discours doloristes. Frappé d’un coup de couteau par un déséquilibré, il accorde aussitôt à son agresseur un humble et sincère pardon.

Charles Borromée réconcilie la foi chrétienne avec l’amour de la vie et le sens de la beauté. Lui-même artiste, et spécialement musicien, il est un excellent joueur de viole de gambe.

Charles Borromée s’éteint à Milan en 1584. La précocité de son décès n’a d’égale que la rapidité de sa canonisation (1610). Il est fêté le 4 novembre. Saint-Charles Borromée est passé à la postérité comme un des principaux artisans de la Contre-Réforme.

Plusieurs églises d’Europe sont dédiées à Saint-Charles Borromée. Dans la périphérie Ouest de Bruxelles, l’une d’entre elles est de style néo-gothique. Le portail d’entrée est tourné vers le Soleil couchant. Aux quatre coins du chœur édifié à l’Orient trônent des statues représentant les quatre Évangélistes et leurs symboles traditionnels : l’Homme (Matthieu), l’Aigle (Jean), le Taureau (Luc) et le Lion (Marc).

À Anvers, un des plus beaux édifices religieux de Belgique est l’église baroque Saint-Charles Borromée. Construite au XVIIe siècle à l’initiative des jésuites, elle fut considérée comme la plus riche des anciens Pays-Bas en raison de ses parois et colonnes en marbre de Carrare. L’incendie de 1738 détruisit malheureusement les trente-neuf peintures de Rubens qui décoraient son plafond. L’église mérite néanmoins une visite, en hommage à Carlo Borromeo, grande figure de la Chrétienté.

Sources

• Sous la direction de Julien Van Remoortere, Guide Ippa des villes de Belgique, Éditions Lannoo, 1990, pp. 29-30.

• Petite vie de Saint-Charles Borromée, Éditions Desclée de Brouwer

LE NATIONAL-SOCIALISME ET SA PLACE DANS LA MODERNITE

par Daniel COLOGNE

qui analyse le livre de Roland PIRARD : Adolphe Hitler, Sa véritable histoire, Paris, Editions Grancher, 2007.

L’auteur dévoile son objectif dès les quelques lignes d’introduction. Il veut décrire son personnage dans toute sa complexité. Il entend ne négliger aucun aspect d’une idéologie généralement abordée comme un « sujet très passionnel » et réduite à ses aspects racistes et génocidaires.

« Je crois qu’au XXIème siècle, il faut que le phénomène national-socialiste retrouve sa place dans l’Histoire, avec tous ses éléments constitutifs ». (C’est moi qui souligne). 

L’approche de Roland Pirard est donc globale tout en se doublant d’une minutie chronologique et d’un souci du détail qui forcent l’admiration du lecteur. Le dernier tiers de ce volumineux ouvrage est une relation presque quotidienne de la Seconde Guerre Mondiale depuis le franchissement de la frontière polonaise par la Wehrmacht (1er septembre 1939 à 4h45) jusqu’à la capitulation japonaise du 2 septembre 1945.

Six années racontées en cent cinquante pages : il était difficile à l’auteur de reproduire une pareille narration pour la mise en place de l’univers concentrationnaire et l’exécution de la « solution finale ». Des centaines de livres ont été consacrées à l’Holocauste et les historiens semblent parfois oublier que le IIIème Reich avait une politique économique et sociale, agricole et industrielle, diplomatique et sanitaire.

Il faut féliciter Roland Pirard d’avoir privilégié ces thèmes somme toute peu explorés tandis que la plupart de ses collègues n’appréhendent le nazisme qu’à travers sa « systématisation de l’horreur ». (Nikos Vardhikas).

Les choix thématiques de l’auteur n’impliquent pas son désintéressement face au sort des Juifs déportés. Roland Pirard énumère les camps d’extermination dans l’ordre chronologique de leur mise en service : Kulmof, Auschwitz-Birkenau, Belzac, Sobibor, Treblinka, Maidanek – autant de noms qui évoquent les très sombres heures de l’histoire allemande et européenne. Car l’auteur ne manque pas de préciser : « Les déportations eurent parfois lieu avec l’appui enthousiaste de certaines autorités des pays occupés, notamment de la France de Vichy. En Pologne (pays très marqué par l’antisémitisme avant la guerre) aussi, des autorités locales collaborèrent avec beaucoup de bonne volonté à la déportation des Juifs » (p.208).

Roland Pirard adopte le terme « antisémitisme » par commodité tout en précisant, à plusieurs reprises, que ce vocable est impropre à désigner la judéophobie. Les Arabes sont aussi des Sémites. Logiquement, l’antisémitisme implique autant la haine des Arabes que le rejet des Juifs.

Ainsi le socialiste et « progressiste » belge Edmond Picard fut-il un antisémite cohérent, à la fois anti-arabe et anti-juif (Aryanisme et Sémitisme, brochure publiée en 1908).

Mais revenons au propos initial de l’ouvrage. Il s’agit d’abord d’une biographie. Le titre est explicite. Roland Pirard débusque donc, chez Hitler, derrière l’animal politique, et par delà sa diabolisation, le visage humain d’un adolescent en conflit avec son père, d’un orphelin précoce, d’un soldat d’octobre 1918 qui « subit une attaque britannique au gaz ypérite » (p.41) et reçoit « une distinction rarement accordée à un caporal » (Croix de fer de Première classe, p.40), d’un adulte qui souffre du mal de mer, aime les chiens, mange végétarien, mais tolère que ses convives consomment de la viande.

Le contentieux qui oppose le jeune Adolphe à son père concerne son désir de devenir artiste-peintre. Alois Hitler méprise cette prétendue vocation. « Le vieil homme ne croit qu’aux valeurs sûres, comme le fonctionnariat qui lui a permis de s’élever socialement, et il compte bien user de son autorité pour imposer à son fils la carrière qu’il lui destine. Adolf est cependant de plus en plus rebelle à toute contrainte, que ce soit celle de son père ou celle de l’école » (p.19).

En dépit de deux échecs au concours d’entrée à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, Hitler s’accroche à son rêve. Durant l’hiver 1910, à l’approche de son vingt-et-unième anniversaire, il peint et vend des cartes postales avec la complicité d’un ami nommé Reinhold Hanisch. Les deux jeunes gens vivent au Männerheim, un foyer d’accueil viennois financé par des familles juives (Rothschild et Gutmann). « Il semblerait même que ce soient surtout des commerçants juifs qui aient acheté une grande partie des peintures d’Hitler : les Morgenstern, Landsberger, Altenberg » (p.33).

Le jeune Hitler de la première décennie du XXème siècle n’est pas antisémite. Il exprime sa reconnaissance au docteur Bloch, médecin juif qui soigne sa mère Klara décédée en 1907. Hitler a perdu son père en 1903. A l’âge de 18 ans, il n’a plus de parents. Son état de tristesse et d’effondrement psychologique est tel que le docteur Bloch déclare n’avoir jamais vu cela dans sa pourtant longue carrière de médecin (p.24).

En atteignant l’âge mûr, Hitler se découvre, hormis la politique, un autre centre d’intérêt artistique : l’architecture. Celle-ci prend le relais de la peinture dans les préoccupations esthétiques du quadragénaire, qui « projetait de rebâtir Berlin dans un style monumental inspiré par le classicisme de la Rome antique, ainsi que Linz où il voulait plutôt un retour à l’art baroque » (p.243).

Roland Pirard le rappelle : Hitler est né dans la région de Linz, « à Braunau sur l’Inn, le 20 avril 1889 à 17h30 » (p.15). La bipolarité Linz-Berlin dans l’utopie architecturale d’Hitler reflète la dualité classique-baroque, source du génie artistique européen. Tout le parcours intellectuel et politique hitlérien s’articule autour de quelques grandes dualités que la recherche de Roland Pirard met fréquemment en exergue.

Une lecture d’adolescent fait prendre à Hitler conscience « du caractère dual de la situation politique de ceux qui sont de culture allemande » (p.20, c’est moi qui souligne).

Les Allemands vivant dans l’Empire austro-hongrois des Habsbourgs sont séparés de leurs « frères de culture » qui résident dans le IIème Reich bismarckien fondé en 1871.

Dans l’esprit d’Hitler, la bipolarité Vienne-Berlin trouve en Münich un élément médiateur. C’est dans une unité d’infanterie bavaroise qu’il s’engage pour la guerre 1914-1918 et la Bavière est le théâtre de l’ascension du NSDAP.

Hitler est un adversaire résolu de l’Empire austro-hongrois auquel il reproche un cosmopolitisme servant d’alibi à la dépréciation de la germanité et au favoritisme pro-slave.

Son aversion d’avant 1914 pour la monarchie bicéphale habsbourgeoise n’a d’égale que son acharnement à démanteler la Tchécoslovaquie d’après 1918, où la population allemande de la région des monts Sudètes est méprisée comme autrefois.

Hitler est un ennemi des Habsbourgs, ce qui le rapproche de la France, mais surtout des Britanniques, pour lesquels il éprouve un sentiment de fraternité raciale.

C’est une autre bipolarité que l’on trouve à la racine de la géopolitique hitlérienne. Il s’agit d’une dualité anglo-allemande. Certes, la conquête orientale de « l’espace vital » doit contre-balancer la vaste étendue territoriale de l’U.R.S.S. et des Etats-Unis, mais elle doit également servir de contrepoids à la domination maritime de la Grande-Bretagne et à son immense Empire colonial d’Inde et d’Afrique. Pendant de nombreuses années, le rêve géopolitique d’Hitler a été un grand espace européen partagé entre le puissance allemande continentale et la puissance britannique d’outre-mer, une conciliation de la thalassocratie et du continentalisme, avec pour corollaire la complémentarité de deux types de démocratie. D’un côté la démocratie anglaise de la most loyal opposition. De l’autre une démocratie enracinée dans le vieux droit germanique et reposant sur l’élection libre d’un chef. Deux facettes de l’esprit européen, tout aussi éloignées du simulacre jacobin français que de la cacophonie du Reichsrat viennois des années 1910, où Hitler, jeune spectateur déçu, prend la mesure des dérives du parlementarisme et puise son dégoût des pseudo-démocraties.

Autre dualité nourrissant la pensée du jeune Hitler et alimentant son antisémitisme : d’un côté les Juifs assimilés qui sont de bons médecins, financent des projets humanitaires et achètent ses tableaux ; de l’autre les Juifs qui arpentent les rues de Vienne en costume traditionnel, refusent de s’intégrer et sont protégés dans l’Empire des Habsbourgs, car la plupart sont issus de la Russie tsariste où ils ont subi les premiers pogroms.

Jusque dans les années 1930 et après sa prise du pouvoir, Hitler encourage une certaine modération de l’antisémitisme. Il intervient personnellement pour que soit appliqué l’accord dit Haavara (transfert en hébreu). Selon cet accord d’août 1933, des Juifs peuvent quitter l’Allemagne pour la Palestine à condition de « verser l’équivalent de leur fortune sur un compte d’une banque de transfert en Allemagne » (p.199). Ces Juifs de Palestine peuvent ainsi acheter des marchandises en Allemagne. Cela fait marcher l’économie allemande, objectent les sionistes. Mais en Allemagne aussi, Haavara est critiqué comme susceptible de favoriser la création d’un Etat juif en Palestine. Entre 1933 et 1939, 50.000 Juifs allemands émigrent en Palestine au titre de la Haavara.

Il est difficile de recenser tous les points sur lesquels Roland Pirard rétablit une vérité disparue de l’horizon borné des historiens conformistes. Je me contenterai donc de citer quelques exemples tirés des différents chapitres où il est question des rapports du national-socialisme avec les églises, la franc-maçonnerie, les Juifs, l’économie de guerre, la politique sociale et les réalisations infra-structurelles.

« Les autoroutes allemandes s’intégraient parfaitement dans le paysage, des architectes paysagistes ayant participé à leur construction, et elles suscitaient l’admiration des Allemands comme des étrangers. Les ingénieurs avaient veillé à ne pas casser les perspectives et à respecter l’environnement (…). Contrairement à une légende tenace, l’objectif principal de la construction des autoroutes n’était pas militaire. En effet, si cela avait été le cas, elles auraient été surtout construites à l’Est de l’Allemagne, puisque c’est là qu’Hitler voulait conquérir son « espace vital ». L’armée était d’ailleurs au début réticente à la construction des autoroutes, car elle craignait que le budget fût dégagé au détriment du réarmement » (p.194, c’est moi qui souligne).

Roland Pirard lie la croissance de la production allemande d’armes à « la montée en puissance d’Albert Speer, qui devint ministre de l’Armement et des Munitions en février 1942 » (p.220).

L’auteur rappelle que la création de ce ministère remonte seulement au 17 mars 1940. Jusqu’à cette date, « la production des biens de consommation n’avait pas été sacrifiée au profit de la production d’armes » (…). Contrairement à ce que l’on croit généralement, l’Allemagne commence la guerre en 1939 sans disposer d’une armée et d’équipements militaires formidables » (Ibid., c’est moi qui souligne).

Par delà les « tracasseries » infligées aux loges maçonniques souvent obligées de « s’auto-dissoudre », il est opportun de rappeler que « certains francs-maçons collaborèrent cependant avec le régime national-socialiste, notamment Hjalmar Schacht, président de la Reichsbank (1933-1939) et ministre de l’Economie (1935-1937) » (p.170).

De même, il n’est pas superflu de se remémorer la division des protestants face à la montée du parti national-socialiste et l’arrivée d’Hitler au pouvoir : « chrétiens allemands » favorables à « l’introduction de principes völkisch dans la théologie » (p.165), « Eglise confessante » souhaitant le retour aux sources juives du Christianisme et elle-même déchirée entre modérés et radicaux. Par le biais de son ministre des Eglises du Reich (Hans Kerrl nommé le 16 juillet 1935), Hitler tente d’unifier les protestants d’Allemagne, mais le Führer et son ministre se heurtent « à l’opposition d’Himmler, Bormann et Rosenberg qui voulaient extirper purement et simplement le christianisme d’Allemagne, peu importait qu’il fût catholique ou protestant » (Ibid.).

Quant au Pape Pie XII, ex-cardinal Pacelli signataire du concordat de 1933 avec le vice-chancelier von Papen, il « n’était certes pas favorable au national-socialisme, mais il n’en était pas moins plutôt germanophile » (p.168).

La « prudente réserve » du Vatican assure la transition pour évoquer la « question juive » et apporter, dans le sillage de Roland Pirard, à cet épineux dossier, quelques pièces destinées à rafraîchir la mémoire sélective de l’historiographie des vainqueurs.

J’ai parlé plus haut de l’accord dénommé Haavara. « Jusqu’en 1938, » écrit l’auteur, « les Juifs ne furent pas exclus de la vie des affaires parce que le régime ne voulait pas compromettre la reprise économique » (p.201).

La tristement célèbre « Nuit de Cristal » (du 9 au 10 novembre 1938) fut déclenchée par un discours particulièrement haineux de Goebbels, après l’attentat parisien commis par le jeune Juif Herschel Grynzpan contre Ernst vom Rath, diplomate allemand de 29 ans, troisième secrétaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris. Le décès de vom Rath « coïncidait par hasard avec l’anniversaire du putsch manqué d’Hitler en 1923. Ce fut à Munich, où il commémorait le putsch, qu’Hitler apprit la nouvelle de la mort de vom Rath. Il ne fit aucune remarque particulière et n’attribua pas de motifs politiques à cet attentat » (p.205).

Les parents de Grynzpan étaient morts de faim ou de froid entre l’Allemagne, d’où ils avaient été expulsés le 27 octobre 1938, et la Pologne, qui avait provisoirement fermé ses frontières, partageant ainsi la responsabilité de l’errance de cette famille.

Cette même Pologne proposa de transférer ses Juifs à Madagascar. C’était le 8 juillet 1938, à la conférence d’Evian, où l’Australie, réputée grande terre d’immigration, refusa carrément d’accueillir les Juifs avec des arguments de type raciste.

Voici quelques autres faits à remettre dans les mémoires. La Palestine est sous protectorat britannique. En 1941, les attentats anti-britanniques du Stern et de l’Irgoun, groupes terroristes juifs, ont cessé. Cependant, quelques sionistes du Stern, dont un certain Ithzak Shamir, font remettre à un diplomate allemand de Beyrouth « un memorandum soulignant que la création en Palestine d’un Etat ethnique juif (sur des bases ethniques comparables à celles en vigueur en Allemagne), qui serait allié au IIIème Reich, contribuerait à renforcer la présence allemande au Proche-Orient » (p.209). Berlin ne donne aucune suite à cette proposition contemporaine de l’affrontement d’Afrique du Nord entre les Britanniques et la coalition italo-allemande. C’est l’époque où Rommel arrive en Libye.

En février 1944, un certain Menahem Begin incite l’Irgoun à reprendre les attentats anti-britanniques. Certes, les Allemands et les Italiens ont alors perdu l’Afrique du Nord, mais la guerre est loin d’être finie. « L’Irgoun devint ainsi l’allié objectif d’Hitler » (p.210).

Roland Pirard consacre 24 pages et 9 sous-chapitres à la politique sociale du IIIème Reich, dont je retiendrai comme éloquentes illustrations : « l’importance de la paysannerie » et le retour aux sources de « l’ancien droit germanique » (p.189) sur le plan agricole ; la réduction spectaculaire du nombre de chômeurs (p.186) ; le Front Allemand du Travail qui « allait constituer un ferment psychologique pour améliorer les conditions de travail dans les entreprises » (p.184) ; la loi sur l’organisation du travail national (20 janvier 1934) visant à « éduquer le peuple allemand dans l’esprit communautaire » (p.178).

Je ne veux pas clore ce chapitre social sans insister sur « la politique de santé » (p.188) et sur ses aspects étonnamment précurseurs : dépistage des cancers, de la silicose et de la tuberculose ; campagnes contre le tabagisme, l’alcoolisme et les colorants alimentaires ; promotion des herbes médicinales ; liens établis par la recherche entre le tabac et le cancer du poumon, entre l’amiante et le cancer de la plèvre.

Le chapitre XII, intitulé Les idées politiques d’Hitler et synthétisé en 12 pages, constitue la plus surprenante partie du livre de Roland Pirard. Il nous y présente un Hitler républicain, rationaliste, scientiste, « dingue de la technique » (p.236), selon les propres termes du Führer.

Selon l’auteur, la pensée d’Hitler ne recèle aune trace de l’occultisme romantique se référant à une germanité mythique qui serait héritière d’un âge d’or. Si une telle idée a pu s’insinuer dans le national-socialisme, ce serait par l’intermédiaire d’un Himmler ou d’un Rosenberg, pour le « mysticisme » desquels le Führer « manifestait un mépris goguenard » (Ibid.).

La seule antiquité qu’Hitler aurait admiré serait celle de Rome, historiquement bien concrète. Il partageait cette admiration avec de nombreux révolutionnaires français de 1789 et si l’on ajoute à cela le culte de la Raison, la fascination de la techno-science, le sentiment anti-religieux et une certaine forme de panthéisme (seule la Nature permettant d’accéder au divin), on aboutit à ce constat pour le moins inattendu : Hitler est un « continuateur des Lumières (p.237), « un héritier de la Révolution française » (p.232).

Hitler est habité en permanence par la hantise de la tabula rasa. Certes, il vénère son aîné Mussolini, le républicain romain, mais il lui reproche ses compromis avec l’Eglise catholique et la monarchie. Les réactionnaires attachés à des formes surannées de gouvernement lui inspirent in fine un dégoût qui devient de la véhémence lorsque, teintée d’intégrisme religieux, la contre-révolution sert les intérêts capitalistes au détriment des ouvriers et des paysans. En février 1945, il juge sévèrement l’Espagne franquiste : « un régime de ploutocrates tenus en laisse par les curés » (p.241).

Roland Pirard nous emmène à la découverte d’un Hitler doté du sens de l’équilibre entre l’économie de marché et la planification, l’essor industriel et l’exigence écologique, le darwinisme social et l’impératif de justice.

L’auteur n’a pas tort d’établir une filiation entre la Rome antique, la Révolution française et le national-socialisme. Encore faut-il débattre des effets pervers d’une telle généalogie politique. Caton décrétait : « Il faut détruire Carthage ». Les Conventionnels proclamaient : « Il faut détruire la Vendée ». Ne peut-on pas voir dans ces propos incendiaires des « solutions finales » ante litteram ?

Car en fin de compte, si Hitler a façonné un national-socialisme à la pointe de la modernité, et par delà l’objectivité louable de l’historien qui s’interdit de juger, on est en droit d’épingler quelques tares que le IIIème Reich partage avec les courants idéologiques dominants des deux derniers siècles. J’en retiens deux principales : le retour insidieux de « l’égalitarisme » au travers de la « théorie de la communauté du peuple » (p.233) et la conception quantitative de l’Empire comme « grand espace économique » (p.218).

Hitler se réfère symboliquement au Saint Empire médiéval en donnant à son offensive anti-bolchévique du 22 juin 1941 le nom de code « Opération Barberousse ». Mais son idée impériale ne repose plus du tout sur cette volonté de concilier l’universel et le particulier, l’unité et la diversité, l’affirmation de Soi et l’ouverture à l’Autre, dont on observe encore la trace chez les Habsbourgs, et même dans le IIème Reich bismarckien. L’Empire allemand de 1871 est encore une mosaïque de petits royaumes jouissant d’une certaine autonomie et c’est d’ailleurs au roi Louis III de Bavière qu’Hitler demande en 1914 son incorporation militaire.

Avec Hitler, le Reich devient une simple immensité territoriale offrant des débouchés et assurant l’autarcie. Le ciment de ce grand « espace vital » est la germanité conçue comme un ensemble qualitatif, indépendamment de toutes les déterminations qui peuvent y introduire une fracture et générer des tensions internes.

A l’instar de tous les populismes et les communautarismes reposant sur la seule base de l’homogénéité raciale ou ethno-culturelle, le national-socialisme est in fine une idéologie égalitaire qui, dans l’absolu, postule qu’il suffit d’être Allemand pour échapper à tous les facteurs de corruption d’une société : lâcheté, égoïsme, volonté de puissance, sclérose intellectuelle, etc … Par delà l’affirmation de l’identité germanique, voire la prétention des Allemands de surpasser les autres peuples, le « naturel qui revient au galop » est l’égalitarisme, l’idée absurde mais typiquement moderne qu’il y a équivalence entre tous les « enfants de la patrie ». Ainsi deux hymnes nationaux – la Marseillaise et le Deutschland über alles – célèbrent-ils finalement les deux faces d’une même aberration.

Je suis conscient des lacunes de la présente recension. J’estime notre lectorat suffisamment familier de l’histoire de l’entre-deux-guerres pour ne pas m’apesantir sur la République de Weimar, la Munich de 1920 dirigée par les conseils d’ouvriers et de soldats, l’incarcération d’Hitler après le putsch raté de 1923, les circonstances de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la « Nuit des Longs Couteaux » (1934), l’annexion de l’Autriche (1938), le pacte germano-soviétique (1939) devant laisser à Hitler les coudées franches en Pologne.

Il m’a paru plus intéressant d’attirer le regard sur des faits moins notoires, comme par exemple la duplicité des sionistes en 1941 et 1944 : proposition d’alliance faite à l’Allemagne alors que les Britanniques n’ont pas encore remporté les batailles de Tobrouk et d’El-Alamein ; reprise des attentats anti-britanniques alors que la guerre n’est pas finie. Tout cela sous l’impulsion de deux futurs premiers ministres du futur Etat d’Israël. C’est dans ce genre de rappels que Roland Pirard donne la mesure de son historiographie non-conformiste, de même que dans sa présentation du IIIème Reich comme un régime ultra-révolutionnaire, ultra-moderne, anti-traditionnel au sens où l’entendent les traditionalistes intégraux (Guénon, Evola). On est ainsi aux antipodes de l’amalgame stupide et anachronique avec « l’extrême droite » d’aujourd’hui.

S’appuyant sur de nombreux extraits de Mein Kampf (dans la version française des Nouvelles Editions Latines), sur plus de trente livres en langue française et plus de soixante ouvrages en langue étrangère, Roland Pirard nous offre une biographie et une analyse politique incontournables par toutes celles et tous ceux qui souhaitent revisiter le parcours d’Hitler et l’idéologie nationale-socialiste sans a priori. Une telle démarche ne postule pas la moindre complaisance envers le « révisionnisme », auquel l’auteur consacre neuf lignes en ne mentionnant que Robert Faurisson. En outre, l’examen de l’hitlérisme et du IIIème Reich dans l’optique d’une véritable « pensée libre » ne dispense nullement de s’interroger sur les raisons profondes pour lesquelles l’un et l’autre sont les symboles de l’horreur absolue et risquent de le rester encore pendant plusieurs générations.

Article paru précédemment sur le site http://www.europemaxima.com 

 

Les racines ardennaises de Léon Degrelle (Bouillon 1906 – Malaga 1994)

par Daniel Cologne

Entre le 16 mars et le 13 avril 1983, l’hebdomadaire belge Pourquoi pas ? a publié une série de cinq articles regroupés sous le titre « Le « phénomène » Degrelle » et parus sous la signature de Jean-Marie Frérotte. Degrelle était un « diable d’homme qui fut, hélas, l’homme du diable ». Une telle conclusion laisse présager le manque d’objectivité, la sempiternelle démonification du fascisme et-pour tout dire-l’abrutissement conformiste d’un texte auquel il faut néanmoins décerner deux mérites : celui de situer Degrelle dans son environnement d’origine et celui d’effleurer de temps à autre l’appréciation nuancée que le recul devrait inspirer à tout historien.

Photos origine : Radio Courtoisie  (http://www.radiocourtoisie.net)

(Ainsi l’auteur juge-t-il « difficile de préciser ce qui sépare les rexistes de l’intérieur », comme les vengeurs du 9 juillet 1944 à Bouillon (1), et leurs « représailles sanglantes contre les attentats de la résistance », et ceux du front de l’Est, « combattants passionnés et d’ailleurs courageux d’une cause pourrie » (2).

Ailleurs, il écrit : « La vérité demande que l’on fasse une distinction entre la Waffen S.S., troupes de choc toujours en première ligne sur tous les fronts, et les abominables S.S. de l’intérieur, les monstres de l’occupation et des camps ».

Au grand rassemblement rexiste du 1er mai 1935, au Palais des Sports de Bruxelles, Léon Degrelle se compare à un épervier qui fond sur sa proie et ne la lâche plus, « une bête aux poules », comme l’appellent les paysans des bords de la Semois.

Léon Degrelle est issu d’une très ancienne famille française dont l’arbre généalogique porte trois fruits de la Compagnie de Jésus. Les jésuites jouent un rôle important dans sa vie. L’Institut Saint-Pierre de Bouillon (études secondaires inférieures), le collège Notre-Dame de la Paix de Namur (études secondaires supérieures), les facultés universitaires namuroises et l’échec à la candidature en philosophie et lettres : autant de jalons d’un parcours estudiantin marqué par la rude école des disciples d’Ignace de Loyola. C’est finalement à l’Université de Louvain que Degrelle devient candidat en philosophie et lettres, mais ces deux années louvanistes (1926-1927), où il rêve déjà d’une « autre Belgique » et de « remodeler le monde », pèsent moins lourd dans sa tragédie personnelle que le cycle namurois précédent, où s’esquisse une vocation littéraire qu’il aurait peut-être dû approfondir. Car les Jésuites ne sont pas seulement experts en discipline et en activités sportives. Ils sont aussi de remarquables initiateurs à la lecture, à l’écriture et à l’acquisition d’une grande culture générale.

Le père de Léon, Édouard Degrelle, naît en France, à Sobre-le-Château en 1872. Il reprend une brasserie à Bouillon, épouse une demoiselle Baever et voit sa famille s’agrandir rapidement : huit enfants, dont Léon, né le 15 juin 1906. Le prénom paternel ne porte pas chance aux descendants. Un premier petit Édouard meurt à vingt mois. Le second Édouard perd une main dans un accident, devient pharmacien et est abattu par des résistants dans son officine bouillonnaise, le 8 juillet 1944.

Léon découvre le monde au travers des imprévisibles courants de la Semois et de la giboyeuse forêt où la traque du sanglier des Ardennes semble préfigurer la « chasse aux pourris » lancée plus tard par le rexisme. Ses promenades d’enfant le conduisent d’un quartier à l’autre d’une ville partiellement bâtie selon un modèle cosmique. La zone Est de Bouillon se nomme « Le Point du Jour », le quartier Ouest s’appelle « Le Terme », la fin du cycle journalier de visibilité solaire, quand le luminaire diurne se couche.

Souvent il fait encore nuit lorsque le petit Léon traverse la ville pour aller sonner les cloches de la première messe. Il apprend à vaincre sa peur. Il est gaucher. Dès l’âge de sept ans, une entrave lui tient le bras gauche derrière le dos pour forcer la main droite à écrire.

La Première Guerre mondiale éclate. Léon a huit ans. L’état-major allemand s’installe dans la maison Degrelle. La famille s’accommode vaille que vaille des mansardes.

Bouillon est comme l’épicentre de la vieille Europe de l’Ouest lacérée par le conflit fratricide. À quelques kilomètres à l’Est, voici Arlon, chef-lieu de la province belge du Luxembourg. Le Grand-Duché du même nom et la frontière française sont à quelques encablures. On parcourt cent kilomètres à travers le Gutland et via Meldert, et on se retrouve en Allemagne.

Édouard Degrelle père est-il un collaborateur ? Des témoins assurent qu’il bénéficie de facilités pour se procurer l’orge nécessaire à son entreprise brassicole. Les Allemands réquisitionnent des récoltes de paysans voisins en faveur de la maison Degrelle. Mais Édouard Degrelle est aussi conseiller provincial et député catholique du Luxembourg. Au cours de ses déplacements, notamment à Liège, Édouard Degrelle anime avec le père jésuite Bégasse un réseau de renseignements sur les trains allemands de munitions en partance pour Verdun. Cette activité lui vaut la reconnaissance française sous la forme d’une Légion d’Honneur.

Peu après l’armistice de novembre 1918, Philippe Pétain vient rendre hommage à Bouillon, ville alliée. Sans complexe, le jeune Léon va serrer la main du héros. Celui-ci garde l’enfant près de lui durant toute la traversée de la cité au célèbre château.

Un professeur dit à Degrelle : « Vous serez un grand écrivain ». Léon s’attelle à la rédaction d’un roman intitulé Le vieux pont où, nous rappelle Jean-Marie Frérotte, « il aborde naïvement certains aspects de la société industrielle ». La revue Notre Jeunesse accueille ses premiers contes signés Noël d’Auclin. Il choisit son pseudonyme en inversant son prénom et en se référant à la côte d’Auclin, chemin montant et boisé qui domine Bouillon.

Voici les vers qu’il rédige à seize ans au verso de sa photographie d’étudiant :

« Voici plus ou moins vrais les traits de mon visage.

Le papier ne dit pas le feu brûlant et fier

Qui me brûle aujourd’hui, qui me brûlait hier,

Et qui demain éclatera comme un orage. »

On peut y voir une inspiration tâtonnante, une maladresse d’adolescent, une triple et déplorable répétition verbale, mais les alexandrins de douze pieds sont presque parfaits, tandis qu’affleure la quête de l’authenticité dans une tension intérieure brisant le miroir des apprennes.

En mars 1927 paraît le recueil Mon pays me fait mal. On peut notamment y lire une superbe méditation crépusculaire dont la versification est de facture classique. Une mélancolie de type lamartinien se mêle à un désespoir analogue à celui des Nuits d’Alfred de Musset. Il y est question de « fragile jeunesse » et il ne faudrait pas grand-chose pour qu’il s’écrie, comme le poète du Lac : « Ô temps, suspends ton vol ! » « J’aime les sanglots lourds gonflant mon cœur morose » : complaisance romantique dans la douleur, à l’instar du René de Chateaubriand et de ses « orages désirés ».

Degrelle évoque le « désespoir » comme un « rôdeur » dont les agressions ne sont plus évitables, car le refuge au cœur de la forêt (thème également cher à Jean-Jacques Rousseau) n’est plus possible. En effet : « Le mystère des bois me semble de la prose ». C’est donc bien la poésie qui constitue le havre de paix dont l’espoir se dérobe, qui revêt le souvenir tragique d’un « rêve brisé », tandis que la « chair se déchire » et que « la tristesse plane » sur un « front alourdi ».

Le « feu clair » qui « brillait depuis longtemps », c’est-à-dire l’aspiration solaire à la poésie qui traverse toute la jeunesse de Degrelle, ainsi que l’amour incarné par des « cheveux noirs » où « j’épinglais des baisers fous », tout cela « se décompose » dans le « cœur fiévreux » du poète, à qui s’applique à merveille la formule de « ténébreux romantique ».

En effet, devant le spectacle de « la terre qui s’endort », face aux « soirs drapant de noir l’horizon rose », Degrelle rejoint dans une commune inspiration un Ivan Gilkin, « poète de la nuit » (Raymond Trousson) ou un Aloysius Bertrand (Gaspard de la Nuit). Orphelin de la clarté diurne, l’inconsolable jeune homme de 21 ans s’abandonne à la sombre fatalité des « mauvais sorts » dont la « cavalcade » nocturne peut désormais « broyer de leurs maux » le monde ensommeillé. « Je voudrais être de ceux qui passent dans la nuit sur des chevaux sauvages », écrit aussi Rainer Maria Rilke. Dorénavant, Degrelle vivra pour « triompher », et non plus pour « aimer ». C’est la devise qu’il fait graver sur sa bague d’étudiant. Il se laisse emporter par une rage destructrice : « J’aime écraser les fruits et piétiner les roses ».

Dès l’âge de treize ans, Léon degrelle fait montre d’une étonnante maîtrise du langage oral. Il prononce son premier discours à l’inauguration d’une église Sainte-Cécile, dans un village sis à la frontière de l’Ardenne bouillonnaise et de la Gaume que l’on désigne parfois comme la « Lorraine belge ». Il s’inscrit dans une troupe théâtrale de patronage et y joue une pièce de Racine. Il récite un poème en l’honneur de l’évêque de Namur issu de l’ordre monastique des Prémontrés. L’équivocité du dernier vers suscite l’hilarité générale :

« Et dans l’arbre brillait l’écu des Prémontrés. »

Jean-Marie Frérotte commente à juste titre : « Il serait mauvais de croire que les exigences pédagogiques du temps rejetaient les moments d’humour. » Dans l’enseignement catholique des années 1920, il arrive aussi qu’une allusion quelque peu grivoise déchaîne un rire de bon aloi.

L’objectif du présent article n’est pas de présenter Degrelle sous un jour plus ou moins sympathique. On peut déplorer le durcissement de sa pensée au tournant de 1930, le virage fascisant qui plonge en plein désarroi le bon abbé Picard, un autre jésuite, futur évêque, aumônier de l’Association catholique de la jeunesse belge, protecteur du jeune Léon au poétique printemps de 1927. On peut le juger impardonnable d’avoir pactisé avec ce qui restera peut-être, pour plusieurs générations encore, le symbole de l’horreur absolue.

Le jeune Degrelle est un banal produit de la bourgeoisie belge de la première moitié du siècle lorsqu’il revêt se tenue de scout comme son contemporain Hergé et comme plus tard Jacques Brel. Il est insupportable de culot et de vanité, d’une part quand il écrit au cardinal Mercier et lui demande d’aller visiter un ami malade (et le prélat lui répond et s’exécute !), d’autre part quand il se croit « le plus beau gosse du Luxembourg » à la sortie d’une école primaire curieusement nommée « L’Asile ». Un quart de siècle plus tard, ses compagnons combattants du front de l’Est ne le surnomment-ils pas « Modeste Ier, roi de Bourgogne ».

7 mai 1945. Capitulation. Via Copenhague, Degrelle s’enfuit en Espagne par voie aérienne. Son avion est forcé d’atterrir dans la baie de San Sebastian. Plusieurs fractures nécessitent l’hospitalisation de Degrelle. Sur son lit de la clinique de La Mola, il a dix jours pour faire le point, penser à sa maman qui agonise, à la répression qui s’abat sur sa famille en Belgique, à ses souvenirs bouillonnais d’enfance et de jeunesse, à l’étudiant de Namur, à son entrée en littérature et en poésie. Osons paraphraser Jacques Brel s’imaginant à Macao et se remémorant « le temps où [il s’appelait] Jacky »

« Être une heure, une heure seulement,

Beau, beau, beau… et con à la fois ».

En composant La Chanson ardennaise dans son hôpital du Pays basque, Degrelle se rappelle le temps où il était « Le Léon » :

Être une semaine, rien qu’une semaine durant,

Lamartine et Musset tout à la fois.

Pour appréhender la personnalité de Léon Degrelle, il faut la mettre en perspective dans le paysage de son Ardenne natale : « le remous de la Semois brutal » rimant, dans un poème de 1927, avec « mon pays me fait mal », les murailles du château de Bouillon résonant encore des fureurs du croisé Godefroy, les chemins forestiers conduisant à la toute proche frontière française, les routes escarpées menant au Grand-Duché voisin, l’Allemagne que le jeune Léon découvre à bicyclette, les premières neiges d’automne sur le plateau où trônent les points culminant du relief de Belgique. Dure Ardenne, écrit aussi Arsène Soreil, un des meilleurs écrivains régionalistes. Léon Degrelle : un enfant du terroir dont on regrette in fine qu’il ait délaissé la plume du poète pour l’invective politique, qu’il ne se soit pas obstiné devant le défi du « vide papier que la blancheur défend » (Mallarmé), qu’il ait préféré la boue des tranchées où toujours vainqueurs et vaincus s’enlisent, qu’ils soient « seigneurs de la guerre » ou « rêveurs casqués ».

Notes
 

 

1 : Voir notre article « Un écrivain belge à relire : Alfred Schmitz (1913-2003) ».

2 : C’est nous qui soulignons.

Article paru précédemment sur le site : http://www.europemaxima.com

L’histoire oubliée des Blancs réduits en esclavage

 
Robert C. Davis, Christian Slaves, Muslim Masters: White Slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast, and Italy, 1500-1800, Palgrave Macmillan, 2003, 246 pages, 35 dollars US.
 Présenté par Thomas Jackson

Dans son exposé instructif sur l’esclavage barbaresque, Robert C. Davis remarque que les historiens américains ont étudié tous les aspects de l’esclavage des Africains par les Blancs mais ont largement ignoré l’esclavage des Blancs par les Nord-Africains. Christian Slaves, Muslim Masters [Esclaves chrétiens, maîtres musulmans] est un récit soigneusement documenté et clairement écrit de ce que le Prof. Davis nomme «l’autre esclavage», qui s’épanouit durant approximativement la même période que le trafic trans-atlantique, et qui dévasta des centaines de communautés côtières européennes. Dans la pensée des Blancs d’aujourd’hui, l’esclavage ne joue pas du tout le rôle central qu’il joue chez les Noirs, mais pas parce qu’il fut un problème de courte durée ou sans importance. L’histoire de l’esclavage méditerranéen est, en fait, aussi sombre que les descriptions les plus tendancieuses de l’esclavage américain. Le Prof. Davis, qui enseigne l’histoire sociale italienne à l’Université d’Etat de l’Ohio, projette une lumière perçante sur ce coin fascinant mais négligé de l’histoire.

Un commerce en gros

La côte barbaresque, qui s’étend du Maroc à la Libye moderne, fut le foyer d’une industrie florissante de rapt d’êtres humains depuis 1500 jusqu’à 1800 environ. Les grandes capitales esclavagistes étaient Salé au Maroc, Tunis, Alger et Tripoli, et pendant la plus grande partie de cette période les marines européennes étaient trop faibles pour opposer plus qu’une résistance symbolique.

Le trafic trans-atlantique des Noirs était strictement commercial, mais pour les Arabes, les souvenirs des Croisades et la fureur d’avoir été expulsés d’Espagne en 1492 semblent avoir motivé une campagne de rapt de chrétiens, ressemblant presque à un djihad. «Ce fut peut-être cet aiguillon de la vengeance, opposé aux marchandages affables de la place du marché, qui rendit les esclavagistes islamiques tellement plus agressifs et initialement (pourrait-on dire) plus prospères dans leur travail que leurs homologues chrétiens», écrit le Prof. Davis. Pendant les XVIe et XVIIe siècles, plus d’esclaves furent emmenés vers le sud à travers la Méditerranée que vers l’ouest à travers l’Atlantique. Certains furent rendus à leurs familles contre une rançon, certains furent utilisés pour le travail forcé en Afrique du Nord, et les moins chanceux moururent à la tâche comme esclaves sur les galères.

Ce qui est le plus frappant concernant les raids esclavagistes barbaresques est leur ampleur et leur portée. Les pirates kidnappaient la plupart de leurs esclaves en interceptant des bateaux, mais ils organisaient aussi d’énormes assauts amphibies qui dépeuplèrent pratiquement des parties de la côte italienne. L’Italie était la cible la plus appréciée, en partie parce que la Sicile n’est qu’à 200 km de Tunis, mais aussi parce qu’elle n’avait pas de gouvernement central fort qui aurait pu résister à l’invasion.

De grands raids ne rencontraient souvent aucune résistance. Quand les pirates mirent à sac Vieste dans le sud de l’Italie en 1554, par exemple, ils enlevèrent un total stupéfiant de 6.000 captifs. Les Algériens enlevèrent 7.000 esclaves dans la baie de Naples en 1544, un raid qui fit tellement chuter le prix des esclaves qu’on disait pouvoir «troquer un chrétien pour un oignon». L’Espagne aussi subit des attaques de grande ampleur. Après un raid sur Grenade en 1556 qui rapporta 4.000 hommes, femmes et enfants, on disait qu’il «pleuvait des chrétiens sur Alger». Pour chaque grand raid de ce genre, il a dû y en avoir des douzaines de plus petits.

L’apparition d’une grande flotte pouvait faire fuir toute la population à l’intérieur des terres, vidant les régions côtières. En 1566, un groupe de 6.000 Turcs et corsaires traversa l’Adriatique et débarqua à Fracaville. Les autorités ne purent rien faire, et recommandèrent l’évacuation complète, laissant aux Turcs le contrôle de plus de 1300 kilomètres carrés de villages abandonnés jusqu’à Serracapriola.

Quand les pirates apparaissaient, les gens fuyaient souvent la côte pour aller dans la ville la plus proche, mais le Prof. Davis explique que ce n’était pas toujours une bonne stratégie: «Plus d’une ville de taille moyenne, bondée de réfugiés, fut incapable de soutenir un assaut frontal par plusieurs centaines de corsaires, et le reis [capitaine des corsaires] qui aurait dû autrement chercher les esclaves par quelques douzaines à la fois le long des plages et dans les collines, pouvait trouver un millier ou plus de captifs opportunément rassemblés en un seul endroit pour être pris.»

Les pirates revenaient encore et encore pour piller le même territoire. En plus d’un bien plus grand nombre de petits raids, la côte calabraise subit les déprédations suivantes, de plus en plus graves, en moins de dix ans: 700 personnes capturées en un seul raid en 1636, un millier en 1639 et 4.000 en 1644. Durant les XVIe et XVIIe siècles, les pirates installèrent des bases semi-permanentes sur les îles d’Ischia et de Procida, presque dans l’embouchure de la baie de Naples, d’où ils faisaient leur choix de trafic commercial.

Quand ils débarquaient sur le rivage, les corsaires musulmans ne manquaient pas de profaner les églises. Ils dérobaient souvent les cloches, pas seulement parce que le métal avait de la valeur mais aussi pour réduire au silence la voix distinctive du christianisme.

Dans les petits raids plus fréquents, un petit nombre de bateaux opéraient furtivement, tombant sur les établissements côtiers au milieu de la nuit de manière à attraper les gens «paisibles et encore nus dans leur lit». Cette pratique donna naissance à l’expression sicilienne moderne, pigliato dai turchi, «pris par les Turcs», ce qui veut dire être attrapé par surprise en étant endormi ou affolé.

La prédation constante faisait un terrible nombre de victimes. Les femmes étaient plus faciles à attraper que les hommes, et les régions côtières pouvaient rapidement perdre toutes leurs femmes en âge d’avoir des enfants. Les pêcheurs avaient peur de sortir, ou ne prenaient la mer qu’en convois. Finalement, les Italiens abandonnèrent une grande partie de leurs côtes. Comme l’explique le Prof. Davis, à la fin du XVIIe siècle «la péninsule italienne avait alors été la proie des corsaires barbaresques depuis deux siècles ou plus, et ses populations côtières s’étaient alors en grande partie retirées dans des villages fortifiés sur des collines ou dans des villes plus grandes comme Rimini, abandonnant des kilomètres de rivages autrefois peuplés aux vagabonds et aux flibustiers».

C’est seulement vers 1700 que les Italiens purent empêcher les raids terrestres spectaculaires, bien que la piraterie sur les mers continua sans obstacles. Le Prof. Davis pense que la piraterie conduisit l’Espagne et surtout l’Italie à se détourner de la mer et à perdre leurs traditions de commerce et de navigation, avec des effets dévastateurs: «Du moins pour l’Ibérie et l’Italie, le XVIIe siècle représenta une période sombre dont les sociétés espagnole et italienne émergèrent comme de simples ombres de ce qu’elles avaient été durant les époques dorées antérieures.»

Certains pirates arabes étaient d’habiles navigateurs de haute mer, et terrorisèrent les chrétiens jusqu’à une distance de 1600 km. Un raid spectaculaire jusqu’en Islande en 1627 rapporta près de 400 captifs. Nous pensons que l’Angleterre était une redoutable puissance maritime dès l’époque de Francis Drake, mais pendant tout le XVIIe siècle, les pirates arabes opérèrent librement dans les eaux britanniques, pénétrant même dans l’estuaire de la Tamise pour faire des prises et des raids sur les villes côtières. En seulement trois ans, de 1606 à 1609, la marine britannique reconnut avoir perdu pas moins de 466 navires marchands britanniques et écossais du fait des corsaires algériens. Au milieu des années 1600, les Britanniques se livraient à un actif trafic trans-atlantique de Noirs, mais beaucoup des équipages britanniques eux-mêmes devenaient la propriété des pirates arabes.

La vie sous le fouet

Les attaques terrestres pouvaient être très fructueuses, mais elles étaient plus risquées que les prises en mer. Les navires étaient par conséquent la principale source d’esclaves blancs. A la différence de leurs victimes, les navires corsaires avaient deux moyens de propulsion: les esclaves des galères en plus des voiles. Cela signifiait qu’ils pouvaient avancer à la rame vers un bateau encalminé et l’attaquer quand ils le voulaient. Ils portaient de nombreux drapeaux différents, donc quand ils naviguaient ils pouvaient arborer le pavillon qui avait le plus de chances de tromper une proie.

Un navire marchand de bonne taille pouvait porter environ 20 marins en assez bonne santé pour durer quelques années dans les galères, et les passagers étaient habituellement bons pour en tirer une rançon. Les nobles et les riches marchands étaient des prises attractives, de même que les Juifs, qui pouvaient généralement rapporter une forte rançon de la part de leurs coreligionnaires. Les hauts dignitaires du clergé étaient aussi précieux parce que le Vatican payait habituellement n’importe quel prix pour les tirer des mains des infidèles.

A l’approche des pirates, les passagers enlevaient souvent leurs beaux vêtements et tentaient de s’habiller aussi pauvrement que possible, dans l’espoir que leurs ravisseurs les rendraient à leur famille contre une rançon modeste. Cet effort était inutile si les pirates torturaient le capitaine pour avoir des informations sur les passagers. Il était aussi courant de faire déshabiller les hommes, à la fois pour rechercher des objets de valeur cousus dans leurs vêtements et pour voir si des Juifs circoncis ne s’étaient pas déguisés en chrétiens.

Si les pirates étaient à court d’esclaves pour les galères, ils pouvaient mettre certains de leurs captifs au travail immédiatement, mais les prisonniers étaient généralement mis dans la cale pour le voyage de retour. Ils étaient entassés, pouvant à peine bouger dans la saleté, la puanteur et la vermine, et beaucoup mouraient avant d’atteindre le port.

Dès l’arrivée en Afrique du Nord, c’était la tradition de faire défiler les chrétiens récemment capturés dans les rues, pour que les gens puissent se moquer d’eux et que les enfants puissent les couvrir d’ordures. Au marché aux esclaves, les hommes étaient obligés de sautiller pour prouver qu’ils n’étaient pas boiteux, et les acheteurs voulaient souvent les faire mettre nus pour voir s’ils étaient en bonne santé. Cela permettait aussi d’évaluer la valeur sexuelle des hommes comme des femmes; les concubines blanches avaient une valeur élevée, et toutes les capitales esclavagistes avaient un réseau homosexuel florissant. Les acheteurs qui espéraient faire un profit rapide avec une forte rançon examinaient les lobes d’oreilles pour repérer des marques de piercing, ce qui était une indication de richesse. Il était aussi habituel de regarder les dents d’un captif pour voir s’il pourrait survivre à un dur régime d’esclave.

Le pacha ou souverain de la région recevait un certain pourcentage d’esclaves comme une forme d’impôt sur le revenu. Ceux-ci étaient presque toujours des hommes, et devenaient propriété du gouvernement plutôt que propriété privée. A la différence des esclaves privés, qui embarquaient habituellement avec leur maître, ils vivaient dans les bagnos ou «bains», ainsi que les magasins d’esclaves du pacha étaient appelés. Il était habituel de raser la tête et la barbe des esclaves publics comme une humiliation supplémentaire, dans une période où la tête et la pilosité faciale étaient une part importante de l’identité masculine.

La plupart de ces esclaves publics passaient le reste de leur vie comme esclaves sur les galères, et il est difficile d’imaginer une existence plus misérable. Les hommes étaient enchaînés trois, quatre ou cinq par aviron, leurs chevilles enchaînées ensemble aussi. Les rameurs ne quittaient jamais leur rame, et quand on les laissait dormir, ils dormaient sur leur banc. Les esclaves pouvaient se pousser les uns les autres pour se soulager dans une ouverture de la coque, mais ils étaient souvent trop épuisés ou découragés pour bouger, et se souillaient là où ils étaient assis. Ils n’avaient aucune protection contre le brûlant soleil méditerranéen, et leur maître écorchait leur dos déjà à vif avec l’instrument d’encouragement favori du conducteur d’esclaves, un pénis de bouf allongé ou «nerf de bouf». Il n’y avait presque aucun espoir d’évasion ou de secours; le travail d’un esclave de galère était de se tuer à la tâche — principalement dans des raids pour capturer encore plus de malheureux comme lui — et son maître le jetait par-dessus bord au premier signe de maladie grave.

Quand la flotte pirate était au port, les esclaves de galères vivaient dans le bagno et faisaient tout le travail sale, dangereux ou épuisant que le pacha leur ordonnait de faire. C’était habituellement tailler et traîner des pierres, draguer le port, ou les ouvrages pénibles. Les esclaves se trouvant dans la flotte du Sultan turc n’avaient même pas ce choix. Ils étaient souvent en mer pendant des mois d’affilée, et restaient enchaînés à leurs rames même au port. Leurs bateaux étaient des prisons à vie.

D’autres esclaves sur la côte barbaresque avaient des travaux plus variés. Souvent ils faisaient du travail de propriétaire ou agricole du genre que nous associons à l’esclavage en Amérique, mais ceux qui avaient des compétences étaient souvent loués par leurs propriétaire. Certains maîtres relâchaient simplement leurs esclaves pendant la journée avec l’ordre de revenir avec une certaine quantité d’argent le soir sous peine d’être sévèrement battus. Les maîtres semblaient attendre un bénéfice d’environ 20% sur le prix d’achat. Quoi qu’ils faisaient, à Tunis et à Tripoli, les esclaves portaient habituellement un anneau de fer autour d’une cheville, et étaient chargés d’une chaîne pesant 11 ou 14 kg.

Certains maîtres mettaient leurs esclaves blancs au travail dans des fermes loin à l’intérieur des terres, où ils affrontaient encore un autre péril: la capture et un nouvel esclavage par des raids de Berbères. Ces infortunés ne verraient probablement plus jamais un autre Européen pendant le reste de leur courte vie.

Le Prof. Davis remarque qu’il n’y avait aucun obstacle à la cruauté: «Il n’y avait pas de force équivalente pour protéger l’esclave de la violence de son maître: pas de lois locales contre la cruauté, pas d’opinion publique bienveillante, et rarement de pression efficace de la part des Etats étrangers». Les esclaves n’étaient pas seulement des marchandises, ils étaient des infidèles, et méritaient toutes les souffrances qu’un maître leur infligeait.

Le Prof. Davis note que «tous les esclaves qui vécurent dans les bagnos et qui survécurent pour écrire leurs expériences soulignèrent la cruauté et la violence endémiques pratiquées ici». La punition favorite était la bastonnade, par lequel un homme était mis sur le dos et ses chevilles attachées et suspendu par la taille pour être battu longuement sur la plante des pieds. Un esclave pouvait recevoir jusqu’à 150 ou 200 coups, qui pouvaient le laisser estropié. La violence systématique transformait beaucoup d’hommes en automates. Les esclaves chrétiens étaient souvent si abondants et si bon marché qu’il n’y avait aucun intérêt à s’en occuper; beaucoup de propriétaires les faisaient travailler jusqu’à la mort et achetaient des remplaçants.

Le système d’esclavage n’était cependant pas entièrement sans humanité. Les esclaves recevaient habituellement congé le vendredi. De même, quand les hommes du bagno étaient au port, ils avaient une heure ou deux de temps libre chaque jour entre la fin du travail et avant que les portes du bagno ne soient fermées pour la nuit. Durant ce temps, les esclaves pouvaient travailler pour une paie, mais ils ne pouvaient pas garder tout l’argent qu’ils gagnaient. Même les esclaves du bagno étaient taxés d’une somme pour leurs logements sales et leur nourriture rance.

Les esclaves publics contribuaient aussi à un fonds pour entretenir les prêtres du bagno. C’était une époque très religieuse, et même dans les plus horribles conditions, les hommes voulaient avoir une chance de se confesser et — plus important — de recevoir l’extrême-onction. Il y avait presque toujours un prêtre captif ou deux dans le bagno, mais pour qu’il reste disponible pour ses devoirs religieux, les autres esclaves devaient contribuer et racheter son temps au pacha. Certains esclaves de galères n’avaient donc plus rien pour acheter de la nourriture ou des vêtements, bien que durant certaines périodes des Européens libres vivant dans les villes barbaresques contribuaient aux frais d’entretien des prêtres des bagnos.

Pour quelques-uns, l’esclavage devenait plus que supportable. Certains métiers — en particulier celui de constructeur de navire — étaient si recherchés qu’un propriétaire pouvait récompenser son esclave avec une villa privée et des maîtresses. Même quelques résidents du bagno réussirent à exploiter l’hypocrisie de la société islamique et à améliorer leur condition. La loi interdisait strictement aux musulmans de faire le commerce de l’alcool, mais était plus indulgente avec les musulmans qui le consommaient seulement. Des esclaves entreprenants établirent des tavernes dans les bagnos et certains eurent la belle vie en servant les buveurs musulmans.

Une manière d’alléger le poids de l’esclavage était de «prendre le turban» et de se convertir à l’islam. Cela exemptait un homme du service dans les galères, des ouvrages pénibles, et de quelques autres brimades indignes d’un fils du Prophète, mais ne le faisait pas sortir de la condition d’esclave. L’un des travaux des prêtres des bagnos était d’empêcher les hommes désespérés de se convertir, mais la plupart des esclaves semblent ne pas avoir eu besoin de conseil religieux. Les chrétiens pensaient que la conversion mettrait leur âme en danger, et elle signifiait aussi le déplaisant rituel de la circoncision adulte. Beaucoup d’esclaves semblent avoir enduré les horreurs de l’esclavage en les considérant comme une punition pour leurs péchés et comme une épreuve pour leur foi. Les maîtres décourageaient les conversions parce qu’elles limitaient le recours aux mauvais traitements et abaissaient la valeur de revente d’un esclave.

Rançon et rachat

Pour les esclaves, l’évasion était impossible. Ils étaient trop loin de chez eux, étaient souvent enchaînés, et pouvaient être immédiatement identifiés par leurs traits européens. Le seul espoir était la rançon.

Parfois, la chance venait rapidement. Si un groupe de pirates avait déjà capturé tant d’hommes qu’il n’avait plus assez d’espace sous le pont, il pouvait faire un raid sur une ville et ensuite revenir quelques jours plus tard pour revendre les captifs à leurs familles. C’était généralement à un prix bien plus faible que celui du rançonnement de quelqu’un à partir de l’Afrique du Nord, mais c’était encore bien plus que des paysans pouvaient se le permettre. Les fermiers n’avaient généralement pas d’argent liquide, et pas de biens à part la maison et la terre. Un marchand était généralement prêt à les acquérir pour un prix modique, mais cela signifiait qu’un captif revenait dans une famille qui était complètement ruinée.

La plupart des esclaves ne rachetaient leur retour qu’après être passés par l’épreuve du passage en pays barbaresque et de la vente à un spéculateur. Les riches captifs pouvaient généralement trouver une rançon suffisante, mais la plupart des esclaves ne le pouvaient pas. Les paysans illettrés ne pouvaient pas écrire à la maison et même s’ils le faisaient, il n’y avait pas d’argent pour une rançon.

La majorité des esclaves dépendait donc de l’ouvre charitable des Trinitaires (fondé en Italie en 1193) et de celle des Mercedariens (fondé en Espagne en 1203). Ceux-ci étaient des ordres religieux établis pour libérer les Croisés détenus par les musulmans, mais ils transférèrent bientôt leur ouvre au rachat des esclaves détenus par les Barbaresques, collectant de l’argent spécifiquement dans ce but. Souvent ils plaçaient des boîtes à serrure devant les églises avec l’inscription «Pour la récupération des pauvres esclaves», et le clergé appelait les riches chrétiens à laisser de l’argent dans leurs voux de rédemption. Les deux ordres devinrent des négociateurs habiles, et réussissaient habituellement à racheter les esclaves à des meilleurs prix que ceux obtenus par des libérateurs inexpérimentés. Cependant, il n’y avait jamais assez d’argent pour libérer beaucoup de captifs, et le Prof. Davis estime que pas plus de 3 ou 4% des esclaves étaient rançonnés en une seule année. Cela signifie que la plupart laissèrent leurs os dans les tombes chrétiennes sans marque en-dehors des murs des villes.

Les ordres religieux conservaient des comptes précis de leurs succès. Les Trinitaires espagnols, par exemple, menèrent 72 expéditions de rachats dans les années 1600, comptant en moyenne 220 libérations chacune. Il était habituel de ramener les esclaves libérés chez eux et de les faire marcher dans les rues des villes dans de grandes célébrations. Ces défilés devinrent l’un des spectacles urbains les plus caractéristiques de l’époque, et avaient une forte orientation religieuse. Parfois les esclaves marchaient dans leurs vieux haillons d’esclaves pour souligner les tourments qu’ils avaient subis; parfois ils portaient des costumes blancs spéciaux pour symboliser la renaissance. D’après les archives de l’époque, beaucoup d’esclaves libérés ne se rétablissaient jamais complètement après leurs épreuves, particulièrement s’ils avaient passé beaucoup d’années en captivité.

Combien d’esclaves ?

Le Prof. Davis remarque que des recherches énormes ont été faites pour évaluer aussi exactement que possible le nombre de Noirs emmenés à travers l’Atlantique, mais qu’il n’y a pas eu d’effort semblable pour connaître l’ampleur de l’esclavage en Méditerranée. Il n’est pas facile d’obtenir un compte fiable — les Arabes eux-mêmes ne conservaient généralement pas d’archives — mais au cours de dix années de recherches le Prof. Davis a développé une méthode d’estimation.

Par exemple, les archives suggèrent que de 1580 à 1680 il y a eu une moyenne de quelques 35.000 esclaves en pays barbaresque. Il y avait une perte régulière du fait des morts et des rachats, donc si la population restait constante, le taux de capture de nouveaux esclaves par les pirates devait égaler le taux d’usure. Il y a de bonnes bases pour estimer les taux de décès. Par exemple, on sait que sur les près de 400 Islandais capturés en 1627, il ne restait que 70 survivants huit ans plus tard. En plus de la malnutrition, de la surpopulation, de l’excès de travail et des punitions brutales, les esclaves subissaient des épidémies de peste, qui éliminaient généralement 20 ou 30% des esclaves blancs.

Par un certain nombre de sources, le Prof. Davis estime donc que le taux de décès était d’environ 20% par an. Les esclaves n’avaient pas accès aux femmes, donc le remplacement se faisait exclusivement par des captures. Sa conclusion: «Entre 1530 et 1780, il y eut presque certainement un million et peut-être bien jusqu’à un million et un quart de chrétiens européens blancs asservis par les musulmans de la côte barbaresque». Cela dépasse considérablement le chiffre généralement accepté de 800.000 Africains transportés dans les colonies d’Amérique du Nord et, plus tard, dans les Etats-Unis.

Les puissances européennes furent incapables de mettre fin à ce trafic. Le Prof. Davis explique qu’à la fin des années 1700, elles contrôlaient mieux ce commerce, mais qu’il y eut une reprise de l’esclavage des Blancs pendant le chaos des guerres napoléoniennes.

La navigation américaine ne fut pas exempte non plus de la prédation. C’est seulement en 1815, après deux guerres contre eux, que les marins américains furent débarrassés des pirates barbaresques. Ces guerres furent des opérations importantes pour la jeune république; une campagne est rappelée par les paroles «vers les rivages de Tripoli» dans l’hymne de la marine. Quand les Français prirent Alger en 1830, il y avait encore 120 esclaves blancs dans le bagno.

Pourquoi y a-t-il si peu d’intérêt pour l’esclavage en Méditerranée alors que l’érudition et la réflexion sur l’esclavage des Noirs ne finit jamais? Comme l’explique le Prof. Davis, des esclaves blancs avec des maîtres non-blancs ne cadrent simplement pas avec «le récit maître de l’impérialisme européen». Les schémas de victimisation si chers aux intellectuels requièrent de la méchanceté blanche, pas des souffrances blanches.

Le Prof. Davis remarque aussi que l’expérience européenne de l’asservissement à grande échelle fait apparaître le mensonge d’un autre thème gauchiste favori: que l’esclavage des Noirs aurait été un pas crucial dans l’établissement des concepts européens de race et de hiérarchie raciale. Ce n’est pas le cas; pendant des siècles, les Européens vécurent eux-mêmes dans la peur du fouet, et un grand nombre assista aux défilés de rachat des esclaves libérés, qui étaient tous blancs. L’esclavage était un sort plus facilement imaginable pour eux-mêmes que pour les lointains Africains.

Avec un peu d’efforts, il est possible d’imaginer les Européens se préoccupant de l’esclavage autant que les Noirs. Si les Européens nourrissaient des griefs concernant les esclaves des galères de la même manière que les Noirs font pour les travailleurs des champs, la politique européenne serait certainement différente. Il n’y aurait pas d’excuses rampantes pour les Croisades, peu d’immigration musulmane en Europe, les minarets ne pousseraient pas dans toute l’Europe, et la Turquie ne rêverait pas de rejoindre l’Union Européenne. Le passé ne peut pas être changé, et les regrets peuvent être pris à l’excès, mais ceux qui oublient paient aussi un prix élevé.

Trad. Arjuna

Pour nos lecteurs désireux de retrouver toute une iconographie sur le sujet nous proposons de visiter le site : http://www.slideshare.net/Aschkel/barbaresques-et-esclavage-des-blancs

La chute de l’Empire d’Occident

par André Waroch

L’heure est à l’homme nomade, au sans-patrie, au citoyen du monde. L’heure est àcelui qui n’a d’autres attaches que celles qu’il peut emporter du jour au lendemain dans sa valise. Le monde de demain appartient à ceux qui sauront neplus encombrer leurs errances terrestres, voire spatiales, d’un quelconque «terroir », archaïsme dont l’exaltation fleure bon son populisme rance.

Voilà le discours, à peine caricaturé, tenu par un certain nombre d’intellectuels venus de la gauche ou de l’extrême gauche et convertis au «libéralisme », c’est-à-dire, pour être plus précis, au libre-échangisme mondialisé. C’est une traversée moins rude qu’il n’y paraît, les fondamentaux idéologiques de ces intellectuels ne subissant, entre ces deux rives, que fort peu de dommage.Le noyau dur de leur engagement n’a pas changé, c’est toujours la haine de l’enracinement, du particularisme, de la singularité irréductible des peuples, de la nation au sens grec du terme.Une hyper-caste mondialiste, dont les contours se dessinent de plus en plus clairement, veut croire encore à un « progrès » à la Jules Vernes. La nature domestiquée par une technologie hissant les hommes au rang des dieux ; une culture universelle et uniformisée rayonnant sur toute la surface de la terre ; une gouvernance mondiale sage, bénéfique, consensuelle, qui, dans ce monde post-historique, n’aura plus qu’à gérer et administrer. Bref, le paradis sur terre pour ces hommes qui portent en eux le rêve chrétien sécularisé des Lumières. Dans la mentalité occidentale, dont cette caste relève plus que de n’importe quoi d’autre, l’avenir est supposé meilleur que le présent, et le présent meilleur que le passé. Le destin irrévocable de l’humanité semble être de monter toujours plus loin dans l’intelligence, la bonté, la joie, le bonheur, jusqu’à un zénith improbable.

Il régnait au Moyen Âge le sentiment exactement inverse. Les lettrés avaient la conviction d’une chute inexorable du monde vers l’abîme. Un monde arrivé au stade ultime de la vieillesse. S’il est vrai que le passage de l’Antiquité au Moyen Âge s’accompagna de l’abandon d’une certaine conception cyclique du temps (« L’éternel retour ») au profit d’une vison linéaire due au christianisme, encore faut-il préciser que cette linéarité a, en quelque sorte, changé de sens, du bas vers le haut, quelque part entre le XIIe siècle et la Révolution française. L’Europe de l’Ouest est passé de la chute à l’ascension.

Au Moyen-Âge, le passé était vu comme meilleur que l’avenir, et ce fut l’inverse qui s’imposa définitivement à partir du XVIIIe siècle. Cela ne relève pas que de la simple croyance religieuse : le Moyen Âge fut vraiment une régression par rapport à l’Antiquité, et le progrès, au sens matériel du terme (expansionnisme au-delà des mers, découvertes scientifiques), une réalité incontestable pour l’Europe de l’Ouest à partir du XVe siècle.

Pas qu’une croyance religieuse, donc, mais aussi une croyance religieuse. Il faut sûrement voir l’origine de ce changement de direction dans la Réforme grégorienne, événement capital que l’historien Harold J. Berman a rebaptisé « Révolution papale ». Quoiqu’il en soit, la croyance est là. D’où le célèbre etstupide adage : « C’est incroyable de voir encore des choses pareilles au XXIe siècle ! » Le temps, encor e une fois, étant vu comme une montée inexorable de l’humanité vers la civilisation suprême.

La réalité, pour l’Europe de l’Ouest, semble pourtant de nouveau inverser le sens de sa marche. L’évolution actuelle s’apparente de manière frappante au processus qui caractérisa la dégénérescence finale de l’Empire romain d’Occident, à partir du IIIe siècle, jusqu’à la déposition du dernier empereur en 476 (début du Moyen Âge pour les historiens).

Ce processus, qui mit fin au monde antique, se caractérisa par :

— Un chaos ethnique grandissant. Après l’édit de Caracalla accordant en 212 la citoyenneté romaine à tous les mâles non esclaves des provinces, les Barbares germaniques puis hunniques commencent à déferler en Gaule. À la fin du IVe siècle, la plupart des soldats et même des généraux « romains » sont en fait des germains naturalisés. Les souches proprement romaines sont, de fait, écartées du pouvoir.

— Un gigantisme mortel. L’Empire, à son apogée, s’étend du sud de l’Écosse jusqu’à la Mer rouge. Assailli de toutes parts, son économie désorganisée,  les effectifs de l’armée et de l’administration augmentant sans cesse, il accable le peuple sous les taxes et les impôts. En Gaule apparaît le phénomène des Bagaudes, paysans « prenant le maquis » pour échapper au fisc. Un de leurs chefs, Eudoxe, trouvera même refuge auprès d’Attila. L’impuissance de l’armée romaine (environ 400 000 hommes sous Dioclétien) à protéger un territoire aussi gigantesque, ajoutée à l’interdiction faite aux civils indigènes de porter les armes et d’organiser eux-mêmes leur défense, ouvre un boulevard aux envahisseurs. Wisigoths, Francs et autres Burgondes soumettent les populations de l’Empire, et prennent peu à peu possession des terres de l’Ouest.

— Un exode urbain. L’économie de l’Empire, à partir du IIIe siècle, se voit peu à peu totalement désorganisée par les raids barbares. La circulation des marchandises de province à province décline, voire s’arrête. Les villes, à partir du Ve siècle, commencent à se vider. La population urbaine, «groupe de consommateurs qui s’alimente d’importations » (Jacques Le Goff), se voit contrainte d’effectuer un « retour à la terre », c’est-à-dire un retour à l’exploitation directe des matières premières, la circulation des produits manufacturés et des importations de denrées de base étant devenue trop faible pour alimenter les villes.

— Un basculement religieux. En 312, Constantin, premier empereur converti, instaure l’égalité de droits entre le christianisme et les autres religions, ce qui est déjà, dans la logique conquérante des monothéismes issus du judaïsme, un pas décisif vers la religion unique et obligatoire. Dans la décennie suivante, Constantin démontre clairement ou vont ses préférences en commençant à interdire certaines pratiques païennes comme la divination. Il intervient, parallèlement, dans les affaires internes de l’Église, y compris dans les débats théologiques. C’est lui qui convoque, en 325, le concile de Nicée, central dans l’histoire du catholicisme. Les successeurs de Constantin vont continuer la politique de christianisation forcée de la société. En 354 est décrétée la fermeture des temples païens et l’interdiction des sacrifices. En 381, Théodose, véritable bourreau du paganisme, adresse un édit par lequel il impose à tous les peuples de l’Empire le christianisme comme religion obligatoire. Dans les deux décennies suivantes, c’est en fait le coup de grâce qui va être porté juridiquement aux anciennes religions, avec comme point culminant l’interdiction définitive en 395, par l’Empereur Arcadius, de toute pratique religieuse autre que celle du catholicisme romain (les hérésies chrétiennes comme l’arianisme étant au moins autant combattues que les pratiques polythéistes).

— Une régression démographique soulignée par beaucoup d’historiens.  La dépopulation de certaines zones est évidemment un appel d’air pour les Barbares qui n’ont plus qu’à coloniser des terres déjà vides. L’Europe de l’Ouest catholique et protestante, héritière de l’Empire d’Occident, se trouve confrontée à une situation dont l’analogie avec ce qui précède est hallucinante. Le chaos ethnique est là, incontestable. Les nouveaux arrivants ne se convertissent pas, comme les anciens Germains, à la religion des autochtones, mais apportent avec eux l’islam, idéologie belliqueuse, conquérante, totalitaire. Les nationalités françaises, britanniques, belges et maintenant allemandes (liste non exhaustive) sont accordées à tour de bras aux enfants d’immigrés nés sur le sol européen. Ils sont alors inexpulsables dans le système juridique actuel et deviennent le vecteur d’une substitution de population qui, commencée avec l’immigration, se poursuit de l’intérieur, comme un cancer. L’Union européenne, qui s’étend de plus en plus rapidement, devient une sorte d’immense terrain vague. Pendant que les entreprises sont pressurées d’impôts destinés à mettre en place ou maintenir une politique sociale, les produits manufacturés en provenance de Chine ou d’autres pays émergents (qui ne pratiquent aucune politique sociale) arrivent aux frontières quasiment sans aucun droit de douane. Le résultat est prévisible :  liquidation des industries, transformation totale de l’économie des pays de l’U.E. en économie de services, et dépendance de plus en plus gigantesque de l’Europe de « l’atelier du monde » néo-confucéen.

L’exode urbain, quant à lui, a déjà commencé, mais il est en trompe l’œil. Les villes ne perdent pas d’habitants (sauf Paris) mais voient disparaître les classes moyennes européennes au profit des nouveaux arrivants, attirés par une vie de parasitage qu’il ne peuvent pas trouver dans les campagnes. De plus en plus de Français, et plus seulement issus des classes aisées, choisissent même la fuite à l’étranger (Londres a maintenant son « quartier français »).

La baisse dramatique du pouvoir d’achat occasionne le développement croissant des achats directs aux agriculteurs. Comme au Bas-Empire, on assiste donc à un début d’effondrement de l’économie développée, économie normalement basée sur un réseau très dense d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur. La hausse continue du prix de l’essence, associée à une paupérisation croissante, fait que l’Européen se déplace en fait de moins en moins. Destinations de vacance comme de fin de semaine sont de plus en plus proche du domicile (de plus en plus de gens ne partent même plus du tout). On assiste en réalité à une véritable immobilisation des individus, totalement en contradiction avec les théories de « l’homme nomade ».

L’horizon mental et physique de l’homme européen, en ce début de XXIe siècle, rétrécit d’autant plus que le niveau culturel des jeunes générations, il est vrai de moins en moins européennes, s’effondre à toute vitesse. On estime que plus de 25 % des bacheliers français sont illettrés, et que 20 % de la population adulte de l’Hexagone est analphabète (Guillaume Corvus, La convergence des catastrophes, 2005).  Comme dans l’Empire romain finissant, on assiste à une acculturation, à une perte de mémoire collective qui précède et cause la détechnicisation, prélude à un nouveau Moyen Âge.

Les zones de non-droit, territoires livrés aux bandes de jeunes musulmans qui y font régner une sorte d’ordre islamo-mafieux, constituent l’embryon d’une nouvelle féodalité, beaucoup plus agressive que la première, car bâtie sur le fanatisme et sur une haine d’essence totalitaire. Les Mureaux, Trappes, Argenteuil, Roubaix : autant de futurs sultanats indépendants ou, déjà, la police française n’intervient plus qu’avec des pincettes, voire pas du tout.

Les invasions barbares mirent fin à l’Empire romain, du moins en Occident. L’Empire d’Orient, appelé plus tard byzantin, continua à porter le rêve pendant un millénaire. Justinien entreprit même, au VIe siècle, une gigantesque expédition punitive pour arracher les territoires de l’ex-Empire d’Occident des mains des Germains.

Si les États-Unis ont souvent été comparés à Carthage, ce qui tient plus de la trouvaille sloganique que d’un rapport quelconque entre les deux entités, l’Europe actuelle a bien son Empire byzantin, un pays gigantesque, construit lui aussi sur des bases impériales, orthodoxes, messianiques, passé maître dans l’art de la manœuvre politique. Ce pays, que la religion et l’alphabet cyrillique ont tenu à l’écart, au moins depuis le schisme de 1054, des révolutions intellectuelles, spirituelles et politiques que connurent les Européens convertis au catholicisme puis à la Réforme (qui, comme l’a montré A.S. Khomakiov, n’est qu’une réforme interne au catholicisme, réforme dont la poussée s’arrêta aux portes de l’Europe orthodoxe comme devant un mur de béton) est la dernière pièce du puzzle qui permet une analogie quasiment mystique entre le Ve et XXIe siècle.

La Russie, puisqu’il s’agit d’elle, et malgré toutes ses faiblesses : démographie catastrophique, absence de tissu industriel, présence de plus en plus massive de musulmans russes et d’Asie centrale, a décidé de continuer à perpétuer le rêve impérial. Par là même, elle redevient un acteur quand l’Europe de l’Ouest n’est plus qu’un enjeu, situation recréant donc la dichotomie de l’Antiquité tardive. Dans cette optique, les États-Unis endosseraient plutôt le rôle de l’Empire perse sassanide.

Pour la seconde fois, l’Empire d’Occident, qui avait disparu une première fois sous sa forme étatique mais s’était reconstitué, sous une forme civilisationnelle, par le truchement de l’Église catholique romaine, est donc en train de s’écrouler.

Article paru précédemment sur le site http://www.europemaxima.com

Le soleil s’est couché sur les jardins d’Aranjuez

par Daniel Cologne

Dans une confidence faite à Caulaincourt (1), Napoléon Ier avoue l’importance de ses lectures historiques de jeunesse. Forgerons de sa destinée, les souvenirs d’Alexandre, de César et de Charlemagne l’ont hanté durant la campagne d’Égypte, la grisante période du Consulat où il goûte l’euphorie supplémentaire d’être « épargné par le poignard de Brutus » (2), et sous les voûtes de Notre-Dame de Paris, en ce 2 décembre 1804 qui le sacre nouvel empereur d’Occident.

En 1806, Napoléon abolit le Saint-Empire romain germanique. L’abaissement des Habsbourg : telle est la constante ambition de la politique extérieure française depuis le XVIe siècle. Louis XIII, par Richelieu interposé, et Louis XIV prolongent la géopolitique de François Ier, souverain catholique signataire d’un traité avec le sultan turco-musulman contre Charles Quint, le plus illustre des Habsbourg.

Dans les obscurs replis du « grand dessein » napoléonien se cache l’espoir d’un vaste ensemble de territoires comparable aux possessions de la dynastie catholique et austro-espagnole, que Napoléon déteste, mais qui le fascine. L’Empereur rêve secrètement d’un empire où « le soleil ne se couche jamais ».

En 1795, la France annexe les Pays-Bas autrichiens, c’est-à-dire grosso modo les actuelles Belgique et Hollande. Napoléon n’est encore que le général Bonaparte, avec pour embryon de légitimité sa victoire sur les Anglais à Toulon (1793).

Une fois parvenu au pouvoir, Napoléon tient aux plats pays comme à la prunelle de ses yeux. En 1814 encore, il confie à ses maréchaux que, s’il accepte volontiers de rétrocéder une partie du terrain conquis par lui-même, rendre la France plus petite qu’il l’a trouvée lui est une perspective insupportable.

Cet indéfectible attachement à la zone septentrionale de l’Empire, dans la conquête de laquelle Napoléon n’est pour rien, invite à la comparaison avec les Habsbourg à la fois haïs et admirés, et notamment avec Charles Quint, qui naît à Gand en 1500 et fait de Bruxelles sa capitale.

Les successeurs habsbourgeois de Charles Quint dotent Anvers d’un statut stratégique que la cité portuaire flamande retrouve en 1806, comme pièce maîtresse de la politique napoléonienne anti-anglaise (le Blocus continentale).

Philippe II, fils de Charles Quint, concrétise pendant six décennies (1580 – 1640) le projet d’une péninsule ibérique unifiée, rassemblant le Portugal et l’Espagne en un seul royaume. Telle est aussi la vision de Napoléon. L’Empereur expédie Junot (3) en terre lusitanienne en 1807. La Grande Armée s’y enlise, comme dans l’Espagne voisine. En 1811, consécutivement à l’intervention de Wellesley (4), entre-temps devenu ministre britannique des Affaires étrangères, le Portugal est placé sous le contrôle militaire de l’Angleterre tandis que des émeutes anti-françaises éclatent à Madrid, Séville et Cadix.

Regardons une carte d’Europe de 1811. L’Empire français est dans sa plus grande expansion. On observe aisément que « la longueur de ses côtes dépasse celle des frontières terrestres » (5). Napoléon tente de contenir la Russie par le traité de Tilsit de 1807 et l’Autriche par son mariage avec Marie-Louise de Habsbourg en 1810, après la répudiation de Joséphine. L’Italie lui appartient. Il envisage même de transférer le Saint-Siège à Paris. Selon le mot de Chateaubriand, « un pape payé sur sa liste civile l’aurait charmé » (6).

Le triomphe de Napoléon serait complet s’il pouvait mettre la main sur la péninsule ibérique et ipso facto sur les colonies portugaises et espagnoles. Seuls le Paraguay et l’Argentine se sont déjà émancipés de la tutelle hispanique. Mais c’est en Espagne que, Trafalgar excepté (1805), Napoléon va connaître ses premiers grands revers et voir la roue de la fortune commencer à tourner en sa défaveur. Infléchis vers l’océan dans la géographie symbolique de l’Europe, le Portugal et l’espagne sont les incontournables bastions d’une thalassocratie mondiale telle que la rêve l’Empereur. À Madrid, la dynastie régnante des Bourbons est en crise. Sous-estimant le sentiment national espagnol et sa capacité d’alimenter une guerilla d’usure (7), Napoléon est de plus en plus tenté d’intervenir dans le pays instable où le roi Charles IV ne fait plus autorité.

Au printemps 1808, une violente insurrection éclate à Aranjuez. Bien connue pour sa résidence royale et ses jardins à la française, cette localité de la province de Madrid a inspiré à Joaquin Rodrigo (1901-1999) un célèbre concerto. Sur celui-ci, un chanteur à la mode des années soixante a mis des paroles. On pourrait, dit-il, prendre les roses d’Aranjuez

« Lorsque le soir descend

Pour des taches de sang »

Les événements d’Aranjuez accentuent la précarité du pouvoir de Charles IV. De surcroît, ce dernier doit affronter l’hostilité de son fils aîné Ferdinand VII, héritier du trône. Napoléon envisage de plus en plus sérieusement la substitution de la famille Bonaparte à la dynastie chancelante des Bourbons d’Espagne.

Mal renseigné par ses agents, abusé par le bon accueil que les Espagnols avaient réservé à Junot quand il traversait le pays pour faire route vers le Portugal, sous-estimant le sentiment national ibérique et l’attachement des Espagnols à la monarchie bourbonienne, se croyant attendu comme une sorte de sauveur messianique dans un royaume rongé par la décrépitude et l’anarchie, Napoléon envoie Murat (8) comme lieutenant-général chargé de rétablir l’ordre dans la Péninsule

Mais une rumeur insistante se met à circuler. Les Français auraient l’intention d’enlever les deux autres enfants de Charles IV. La révolte éclate avec violence le 2 mai 1808. Tout aussi terrible est la répression conduite, dès le lendemain, par Murat, dont les soldats laissent impitoyablement plusieurs centaines de morts sur les pavés de Madrid (9). Cette tragédie provoque l’abdication collective des Bourbons d’Espagne. Napoléon place son frère aîné Joseph Bonaparte sur le trône.

C’est le début de la politique dynastique de Napoléon qui fait monter sur la plupart des trônes européens des membres de sa famille : ses frères Jérôme et Louis respectivement en Westphalie et en Hollande, sa sœur Élisa en Italie (10), et jusqu’à des parents par alliance comme Murat.

Toutefois, si les Bourbons d’Espagne ont cédé leurs droits sur la couronne, le peuple espagnol ne cède, quant à lui, pas le moindre pouce de terrain tout au long d’une guérilla dont l’issue est déjà préfigurée par la bataille de Bailén (22 juillet 1808). Le général français Dupont y subit une défaite analogue à celle que Junot essuya à Cintra, au Portugal, la même année.

En la personne de Ferdinand VII, les Bourbons sont rétablis sur le trône d’espagne en 1814. Les héros de la Grande Armée ne sont déjà plus, selon le mot d’Alfred de Vigny, que « les restes d’une race gigantesque » (11). La première grande erreur de Napoléon fut de ne pas prévoir que la péninsule ibérique pouvait se révéler une « gigantesque fosse dans laquelle tout – prestige, armée, gloire, sécurité, alliance et espérances de paix – allait se précipiter » (12). l’année 1808 marque, dans l’épopée militaire napoléonienne, le commencement de la fin. Les tragiques événements du printemps de Castille jettent dans le ciel de l’Empire français les premiers rougeoiements du crépuscule.

Notes

1 : Armand de Caulaincourt (1773-1827) fut notamment ambassadeur en Russie de 1807 à 1811 et ministre des Affaires étrangères de 1813 à 1814 et en 1815.

2 : Le Songe de l’Empereur, numéro hors série du Figaro, 2002, p. 64.

3 : Jean-Andoche Junot (1771-1813). Aide de camp de Bonaparte en Italie en 1796, général en Égypte en 1799, il se tua dans un accès de folie après avoir dû capituler au Portugal.

4 : Richard Wellesley (1760-1842) étendit la suzeraineté britannique en Inde, dont il fut le gouverneur général de 1797 à 1805. Après la mort de Napoléon, il fut à deux reprises Lord-lieutenant d’Irlande entre 1821 et 1828 et 1833 – 1834. Il est le frère d’Arthur Wellesley (1769-1852), duc de Wellington, prince de Waterloo.

5 : Le Songe de l’Empereur, op. cit., p. 65.

6 : Chateaubriand, Vie de Napoléon, Le Livre de poche, 2002. Il s’agit de la réédition des livres XIX à XXIV des Mémoires d’outre-tombe, avec une préface de marc Fumaroli sur les relations de l’Empereur et de l’écrivain.

7 : L’origine du mot remonte à ces événements.

8 : Joachim Murat (1767-1815) épouse une des sœurs de Napoléon, Caroline Bonaparte en 1800 et devient roi de Naples en 1808 sous le nom de Joachim Ier.

9 : Ces sanglantes journées (Dos e Tres de Mayo) ont inspiré le peintre Francisco de Goya y Lucientes (Saragosse, 1746-Bordeaux, 1828).

10 : Elle devient grande-duchesse de Toscane. Le grand-duché de Toscane est un remodelage napoléonien de l’ancien royaume d’Étrurie.

11 : Cité dans Jean-Claude Damamme, Les Soldats de la Grande Armée, Paris, Éditions Perrin, coll. Tempus, 2002.

12 : Le Songe de l’Empereur, op. cit., p. 32.

P.-S.

Paru dans L’Esprit européen, n° 13, hiver 2004-2005.